[Hiver 2011]
Catherine Bodmer
Duo
Centre CLARK, Montréal
Du 2 septembre au 9 octobre 2010
Les photos que nous présente Catherine Bodmer dans Duo mettent en scène des lieux incertains, un peu ambigus, et les gens qui les peuplent semblent complètement inconscients de la caméra qui les fige. Terrains vagues, patinoires enneigées ou toits d’immeubles, les paysages qu’elle modifie sont empreints d’une sorte d’ambiance rêveuse, et on ne comprend jamais exactement ce qui s’y passe. C’est qu’il faut dire que pour l’artiste, ce n’est pas tant la narrativité qui est mise en avant que la construction formelle des images.
Les esplanades désertes le jour et peuplées le soir ainsi que les lacs gelés qui redeviendront liquides nous parlent d’un « état », d’une impermanence, de l’idée d’une transition, et d’une transformation dans le temps : « C’est présent depuis toujours dans mon travail, cette idée était déjà là, avec les matériaux qui se transforment : l’eau, la vapeur, j’ai déjà travaillé avec ça plus tôt. Ça se retrouve maintenant comme motif dans ma photographie. »
Toujours campées dans une lumière un peu irréelle, les œuvres créent des ouvertures. Par les scènes et les motifs s’insère un décalage qui sème un doute face à la vraisemblance des lieux, des gens et de leurs gestes. Bodmer traite ses images numériques comme une véritable matière première, et la substance de l’image devient pour elle un matériau extrêmement malléable. « Des zéros, des un, c’est de quoi sont fondamentalement faites les images numériques, non ? » Les images sont manipulées avec une minutie impressionnante (elle dit « maniaque »), et son intervention relève pratiquement de la sculpture de pixels. Bien malin sera celui qui arrivera à départager le vrai du fabriqué dans ces images – même de très, très près.
« Duo », parce qu’il y a effectivement dans ces séries l’idée du double, de l’auto-engendrement, du miroir et des images qui se répondent entre elles. Mais avant toute chose, il y a surtout une idée de géométrie et d’équilibre. Quelquefois, il y a déjà dans le paysage original une symétrie qui attire l’œil de l’artiste. Parfois aussi, la photo qui sert de base au diptyque est dupliquée. D’autres fois, certains éléments seulement le sont. Il y a du « faire » et du « défaire », ici de l’ajout, de l’effacement et du renversement.
Par exemple, dans les deux diptyques qui composent La bande de Moebius III, des patineurs sillonnent un lac gelé qui reprend les formes des montagnes et du ciel au loin, créant deux fois deux doubles paysages. Limbo est l’amorce d’autres séries à venir dans un futur proche. « Les toits sont des lieux incroyables, prégnants, avec une vue toujours déstabilisante. J’en ai encore long à dire sur les toits. » Comme les patineurs et les gens à vélo des séries précédentes, le personnage semble ici aussi traverser les œuvres, circulant d’une photographie à l’autre. Un bloc au milieu coupe l’image, cette dernière est renversée, puis certains éléments sont ajoutés ou retirés : dans une ambiance un peu céleste, on peut y voir un personnage dans une sorte de conversation avec lui-même; à moins que ce ne soit avec son double ?
Les deux triptyques de la fin (Eje sur) marquent eux aussi le début d’une autre avenue de recherche – c’est que Bodmer a pris beaucoup de photos au Mexique l’an dernier. Sous les pylônes, un camellone, terrain de jeux comme tant d’autres, a été refait avec plus ou moins de bonheur par un architecte. Le désir de créer quelque chose de ludique – un jardin – s’avère un échec dans la réalité : pas d’enfants en vue, les grésillements électriques s’entendent presque. Au sol et à l’emplacement des arbres, notamment, l’artiste est intervenue sur les photographies pour amplifier l’étrangeté du lieu, devenu une sorte d’espace perdu dont on ne saisit pas bien la fonction. « Dans les quartiers riches de Mexico, les jardins publics et les parcs d’enfants peuvent être extraordinaires; dans les quartiers pauvres, ils tombent souvent dans un état proche de l’abandon. »
Ces triptyques s’ouvrent sur autre chose : la notion de parcours, l’errance poétique. Le jardin comme désir de création d’un paradis en miniature dans la ville, c’est une idée qui fait son chemin en ce moment, dans l’esprit de Catherine Bodmer.
Nathalie Guimond possède une formation combinant anthropologie et histoire de l’art. Elle écrit sur les arts visuels depuis une dizaine d’années pour différents journaux et magazines, signe des textes de catalogues d’exposition et est également commissaire à ses heures. Les pratiques combinant l’art et la science sont son domaine de prédilection.