[21 avril 2022]
Par Louis Perreault
La création de Chizu débuta en 1958, alors que Kikuji Kawada se rendit à Hiroshima pour le compte du magazine Shūkan Shinshō afin de photographier Ken Domon, qui venait tout juste de publier un livre portant pour titre le nom de cette ville au destin tragique1. Dans la soirée suivant la prise de vue pour laquelle il s’était officiellement rendu sur place, il se retrouva dans le dôme de Genbaku, l’un des rares bâtiments à ne pas avoir été complètement détruit lors de l’explosion atomique de 1945. « À l’intérieur, c’était humide, sombre, il y avait une odeur étrange… mes yeux ont mis un moment à s’adapter avant de remarquer les taches. C’était un moment d’une puissance indescriptible. J’avais l’impression d’avoir rencontré ce lieu terrifiant et inconnu. J’avais l’illusion de pouvoir presque entendre de faibles voix mêlées au vent et aux craquements qui sortaient des murs2. »
Depuis sa parution originale en 1965, Chizu est demeuré un objet auréolé du mystère de l’inaccessible. Ce livre photographique, portant sur les affres de la bombe atomique d’Hiroshima et dans lequel les ruines du dôme de Genbaku occupent un rôle central, est reconnu par plusieurs comme un chef-d’œuvre du genre, « le summum du livre-objet3 ». Une portion de la première édition, qu’on estime tirée à sept cents exemplaires, fut partiellement brûlée lors des manifestations étudiantes de 1968–1969 à l’université de Tokyo, limitant ainsi sa dispersion auprès des lecteurs. Il y eut bien quelques rééditions reprenant la forme originale que lui donna le grand designer Kōhei Sugiura4. Or, l’objet continue aujourd’hui de faire l’envie des collectionneurs, tant la rareté caractérise son existence et son histoire.
Présentée dans un boîtier cartonné, duquel on retire une chemise rigide imprimée, révélant à son tour l’ouvrage enveloppé dans sa jaquette protectrice, la version originale de Chizu offre une expérience unique de manipulation. Ses doubles pages « régulières » alternent avec des feuillets qui se déplient de chaque côté, ouvrant ainsi de larges panneaux horizontaux révélant des images cachées lorsqu’elles sont repliées. La séquence des photographies, quant à elle, plonge le lecteur dans une suite d’images très contrastées, parmi lesquelles certaines frôlent l’abstraction, tout en révélant avec précision les détails des murs intérieurs du dôme de Genbaku. Ces fissures et textures murales, photographiées en plans serrés, s’entremêlent à des photographies de différents sujets référant à la guerre : des portraits d’archives montrant de jeunes kamikazes et des fragments de lettres écrites avant les dernières missions ; des objets métalliques de toutes sortes et un drapeau japonais écrasé au sol ; des bouteilles de Coca-Cola décapsulées et des téléviseurs empilés ; en bref, une multitude de traces visuelles issues d’un monde meurtri et atteint en plein cœur, disposées dans une proposition hautement expérimentale qui réussit à exprimer la frayeur causée par l’impact brutal des bombes et la tristesse succédant aux pertes qui en résultèrent.
Détenue par la New York Public Library (NYPL) depuis 2001, la maquette originale de Chizu est aujourd’hui révélée au public grâce à l’initiative de l’historienne de l’art Miyuki Hinton et de Joshua Chuang, nommé directeur des arts, des tirages et des photographies à la bibliothèque new-yorkaise en 2016. Tous deux intéressés par la mise en valeur des œuvres japonaises détenues par la NYPL, ils entreprirent d’importantes recherches qui résultèrent en une mise à jour significative de l’histoire du célèbre ouvrage5. Leur travail débuta en 2017, à un moment où la bibliothèque acquit un important fonds d’archives portant sur Nagasaki et Hiroshima. Cette volonté de mettre en valeur des œuvres japonaises et la disponibilité soudaine de ces documents à propos des événements de 1945 amenèrent, de manière naturelle, Chizu au centre de leur travail6. L’éditeur anglais Michael Mack fut approché par les chercheurs et en 2021, une édition luxueuse de cette maquette fut publiée, composée d’un facsimilé de ses deux volumes originaux et d’un livret savamment mis en forme, contenant un entretien avec l’artiste, la chronologie détaillée du travail de ce dernier menant à Chizu, ainsi qu’un cahier relié en accordéon révélant les différences d’usage des photographies dans les deux versions de l’œuvre.
La maquette de Chizu diverge radicalement du livre édité, d’abord par sa conception en deux volumes insérés dans un boîtier rigide, mais aussi grâce à certaines distinctions qui en découlent, la plus évidente étant qu’elle se retrouve complètement délestée de ses pages dépliantes. En contrepartie, on y retrouve une séparation physique entre les images abstraites des murs du Dôme (isolées dans le premier volume) et les photographies figuratives montrant les différents objets, portraits et détails décrits plus haut (regroupées dans le deuxième livre). En résulte un jeu de relais entre les deux entités, qui force le lecteur à décoder les différents corpus et à forger des liens thématiques et formels entre des images utilisant un langage plastique fort différent pour exprimer le même sens tragique du drame de 1945. Dans le processus, les jeunes visages de soldats portraiturés dans leurs habits officiels trouveront un curieux écho dans les taches noircissant les murs fissurés par la bombe meurtrière. S’il ne fait aucun doute que l’édition originale réussit à faire vivre une expérience esthétique extraordinaire au lecteur, traverser de couverture à couverture le premier volume de la maquette, entièrement remplie des images dites abstraites, offre quelque chose d’inhabituel et de bouleversant. Comme le décrit Miyuki Hinton, « L’impact psychologique de la présence de l’artiste dans cet espace fait partie de l’expérience de l’œuvre pour le spectateur, et une fois captée, l’idée du lieu dans lequel l’œuvre est réalisée devient l’œuvre elle-même. Le dôme de Genbaku devient un espace abstrait où les souvenirs ne sont pas touchés par le passage du temps, sans parler des perceptions changeantes de la défaite et de la victoire7. » En somme, le fait de rassembler les photographies abstraites des murs du dôme renforce l’impression hypnotique que le livre transmet déjà.
Devant ces propositions différentes, on peut se demander quel fut l’élément déclencheur ayant provoqué un tel changement de mise en forme. Un indice nous est donné dans un texte de Kōhei Sugiura, publié dans une monographie qui lui est consacrée. Le designer y décrit sa philosophie de travail et sa vision globale d’un livre : « [ce dernier] incarne le concept de « un dans plusieurs » et, en même temps, celui de « plusieurs dans un ». Le concept de « plusieurs » se reflète non seulement dans le nombre de pages, mais aussi dans les nombreux personnages d’un livre, ses nombreuses images, son assemblage de nombreux éléments, ses nombreux chapitres […] et ses nombreux sujets […]. L’espace et le temps sont repliés en de multiples couches, créant un univers en forme de livre. Dans ce concept […], « un » et « plusieurs » sont de même rang, dans une relation mutuelle d’égal à égal8. » Est-ce que l’intégration des images dans un seul livre, s’ouvrant et se dépliant constamment, révélant tantôt un détail reconnaissable et poignant, tantôt une tache abstraite sur le béton, forçant le ralliement de l’hétérogène en un tout unifié, n’était pas plus en phase avec cette philosophie du designer ?
La maquette de Chizu et la recherche qui l’accompagne n’offrent pas de réponse claire à ce sujet (Sugiura y est souvent référé sans toutefois qu’on y retrouve son témoignage), mais l’explication que propose Kawada à propos de son choix pour le titre (qui signifie « carte » en français) est révélatrice : « une carte représente les paysages spirituels et psychologiques d’une certaine période. Bien qu’il s’agisse d’un espace bidimensionnel aplati, celui-ci est également multidimensionnel9. »
Cet usage de la métaphore ouvre ainsi le travail de Kawada à une multiplicité dans laquelle le détail est « un », explicite, précis, unique, tout en référant au « plusieurs », puisque l’effet cumulatif des images est l’un des moteurs de notre compréhension affective et intellectuelle du travail. Dans un livre photographique comme Chizu, les photographies ne sont jamais seules, individualisées, elles s’entrechoquent et se rencontrent, elles s’additionnent et se réfèrent l’une à l’autre. Les images du premier volume de la maquette sont-elles, d’ailleurs, si différentes des sujets présentés dans le second livre ? Peut-on parler d’abstraction lorsqu’on nous montre une chose avec tant de précision ? Après tout, si on y porte attention, on découvre bel et bien le monde réel et détaillé du dôme atomique. Et ces images soi-disant figuratives, n’ont-elles pas quelque chose de tout aussi abstrait ? Ce visage du jeune kamikaze, que l’on découvre dans l’un des portraits d’archive partiellement voilés par le reflet sur la vitre, renvoie tout autant à l’être qu’il fut avant la guerre qu’au destin qu’il partage avec ses compagnons de combat et d’infortune. Le « un » devient « plusieurs », et le « plusieurs » s’incarne dans l’« un ».
Est-ce que ces réflexions permettent d’expliquer le choix de faire de Chizu un livre avec des pages dépliantes ? Cette mise en forme serait-elle plus apte à incarner concrètement cette multiplicité par les jeux de superposition des pages, par les différentes couches enveloppant le livre et par l’entremêlement des types d’images autrement séparés dans la maquette ? Près de soixante ans après la publication originale de Chizu, il importe peu de porter un tel jugement sur la valeur artistique que pourrait avoir l’une ou l’autre des versions de l’œuvre. Cependant, la disponibilité de la maquette permet d’élargir notre champ d’analyse et de mieux comprendre l’impact de la mise en forme d’un livre sur la transmission de son contenu. Ainsi, au-delà de l’enrichissement de son historicité, le dévoilement public de cette version inédite ouvre sur des discussions plus larges à propos de l’essence même du livre photographique. Par exemple : de quelle nature est cette relation qu’entretient un livre à l’œuvre qu’il présente ? Comment s’en distingue-t-il pour former, ultimement, une entité indépendante, signifiant par elle-même le sens qui parviendra au lecteur ? À l’image de Chizu, ces questions mériteront certainement plus d’une forme de réponse.
Aujourd’hui, à l’intérieur de l’Hiroshima Peace Memorial Museum, un escalier de pierre autrefois situé à 260 mètres de l’épicentre de l’explosion et maintenant déplacé dans l’enceinte du Musée, garde les traces d’une personne ayant attendu l’ouverture de la banque Sumitomo, le matin du 6 août 194510. Cette curieuse marque au sol, que l’on déclara être l’ombre de la personne disparue, n’est en fait que l’empreinte quasi photographique résultant de l’intense chaleur émise par la bombe qui décolora le pavé tout autour du corps incendié. Malgré cette explication, il est difficile de ne pas y voir la présence concrète d’un être humain, ayant laissé dans ce monde déchu son « ombre gravée dans la pierre11 ».
Ainsi en sera-t-il pour le lecteur qui, en tournant les pages de Chizu (qu’il s’agisse de l’original ou de la maquette en deux volumes), se prêtera à une expérience qui transcende la matérialité de l’ouvrage. Le livre l’amènera à se projeter dans toutes ces abstractions ouvrant sur l’histoire des lieux. Le frisson se fera peut-être sentir et s’il prête l’oreille assez longtemps, peut-être entendra-t-il le murmure des voix d’antan, mêlé au vent et aux craquements qui sortent des murs.
2. Joshua Chuang et Miyuki Hinton, Conversation with Kikuji Kawada, dans Chizu (Maquette edition), Londres, Mack et New York, NYPL, 2021, p. 12.
3. Gerry Badger et Martin Parr, Le livre de photographies : une histoire, vol. 1, Paris, Phaidon, 2004, p. 286.
4. Coédition entre Nazrali Press (États-Unis) et Getsuyosha Ltd. (Japon), 2005 ; Akio Nagasawa Publishing (Japon), 2014.
5. Pour un récit résumant ces recherches, voir le Forum on Contemporary Photography : The Photobook Phenomenon, du Museum of Modern Art. Joshua Chuang et Miyuki Hinton y présentent leurs travaux à propos de Chizu. https://www.moma.org/calendar/events/7437 (page consultée le 6 mars 2022).
6. D’après un échange courriel avec Miyuki Hinton, 13 mars 2022.
7. Miyuki Hinton, Tracing the Life That Left a Shadow: Kikuji Kawada’s making of Chizu, dans Chizu (Maquette edition), Londres, Mack et New York, NYPL, 2021, p. 27.
8. Kōhei Sugiura, Asian Dynamism in my Book Design, dans Kirti Trivedi, Kōhei Sugiura. Graphic Design : Methodology and Philosophy, p. 10. Disponible en ligne à https://www.academia.edu/28689470/Kohei_Sugiura_Graphic_Design_Methodology_and_philosophy (page consultée le 6 mars 2022).
9. Chuang et Hinton, Conversation with Kikuji Kawada, p. 13.
10. Voir https://hpmmuseum.jp/modules/exhibition/index.php?action=ItemView&item_id=112&lang=eng (page consultée le 6 mars 2022).
11. Human Shadow Etched in Stone, le titre de la pièce présentée à l’Hiroshima Peace Memorial Museum.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.