[5 juin 2024]
Circulation(s). Jeune photographie européenne
Le Centquatre, Paris
6.04.2024 – 2.06.2024
Par Érika Nimis
Chaque printemps, Circulation(s), le festival de la jeune photographie européenne, investit le Centquatre1, dans le 19e arrondissement de Paris. En cet après-midi ensoleillé de mai, un public hétérogène se mêle aux adeptes de danses urbaines qui pratiquent sous l’immense verrière du bâtiment inondé de lumière.
Porté par le collectif Fetart, composé de huit commissaires indépendantes, Circulation(s) se veut le reflet de la photographie européenne émergente, sortie fraîchement des écoles d’art, encore travaillée par les expérimentations tous azimuts et le désir d’explorer des horizons sans limites.
La quatorzième édition réunit vingt-quatre artistes qui « repensent l’image », d’après l’édito accessible sur le site Web du festival2. Pour une partie des photographes, il s’agit même de leur toute première expérience, à l’instar de Luca De Jesus Marques qui, dans son installation exploratoire Genealog.IA, décortique tout le processus qui l’a mené, face à l’absence d’images, à reconstituer à l’aide de l’intelligence artificielle toute une galerie de portraits des hommes de sa famille, à partir de ses propres autoportraits.
Tremplin offert aux jeunes artistes pour se roder aux regards du grand public, Circulation(s) porte bien son nom, invitant à déambuler librement entre différents espaces appelés « ateliers ». Chacun rassemble les installations de trois à quatre photographes selon leurs affinités ou complémentarités, avec des espaces de transition dédiés aux œuvres qui ont besoin d’un peu plus d’intimité. Il en va ainsi du journal visuel This Hurts de l’artiste queer Audrey Blue (Irlande), parcouru par les principales thématiques de cette édition très politique, qui oscillent entre la libération des corps et des genres et l’exploration des identités dans toutes leurs dimensions.
Malgré le soin apporté à une scénographie dynamique et réfléchie, un sentiment de trop-plein visuel m’envahit devant cette profusion d’images aux techniques, formats, supports si variés… Une fois passé les premières minutes de confusion, je finis par trouver mon rythme de croisière dans cette circulation parmi des propositions toutes engageantes et me laisse attirer, tel un papillon, par la lumière qui émane de certaines d’entre elles… Lyoz Bandie, dans La Peau du Prénom3, interprète de manière poétique et sensible, entre images et traces écrites jonchant le sol, sa quête obsessionnelle d’un nouveau prénom, « étape essentielle à [son] cheminement et [sa] transition ».
Dans un tout autre genre, je me laisse également absorber par deux installations qui interrogent le pouvoir de véracité de la photographie en tant que document historique. Truth is Stranger than Fiction, série énigmatique de Masha Wysocka, a été réalisée en croisant deux fonds d’archives de la guerre froide, consultés aux Blinken Open Society Archives à Budapest4 : une sélection de « rapports de terrain » de l’institut de recherche Radio Free Europe/Radio Liberty et un ensemble de photos amateurs en couleurs, étrangement cadrées ou tout simplement ratées, qui ont été censurées par le laboratoire photographique d’État. Dans son installation interactive Eyes Dazzle as They Search for The Truth, Amin Yousefi, artiste iranien basé à Londres, scrute les regards d’individus anonymes, extraits de photographies de manifestations dans l’Iran révolutionnaire de 1979.
L’engagement politique point dans chaque œuvre, à différents niveaux. Dans la série Rebels, Natalia Godek (Pologne) se fait la porte-parole des militants qui luttent contre le réchauffement climatique, dans un dispositif précaire fait de grands draps suspendus sur lesquels sont imprimés des cyanotypes de mains, de pieds, de corps : un « portrait collectif des manifestant·es à l’échelle 1 : 1 », fragile et vivant, qui encadre un écran où sont projetées leurs actions menées ces dernières années envers et contre tout, dans l’urgence, résumées par le grand « ACT NOW » tracé en rouge sur l’un des cyanotypes.
Autre travail engagé en ces temps de tourmentes, celui de la photographe biélorusse Sasha Velichko, exilée politique, qui, dans l’installation State of Denial, démonte avec ironie et force, au moyen de l’intelligence artificielle, les mascarades de la presse de son pays, en proie à la censure, en générant des images aussi absurdes que les titres qui relatent par exemple une arrestation arbitraire, comme il s’en produit régulièrement dans la Biélorussie de Loukachenko.
Depuis 2019, le festival Circulation(s) présente, dans le cadre de son focus, une scène photographique européenne émergente, comme celle du Bélarus lors de l’édition de 2020. Cette année, reflet de la triste actualité européenne, c’est au tour de l’Ukraine de proposer quatre regards déjà bien affirmés. Maryna Brodovska et Yevheniia Laptii choisissent de transcender leur expérience tragique de la guerre russo-ukrainienne dans deux séries qui nous transportent dans des univers visuels oniriques agissant comme des baumes. Seul homme du groupe, Dima Tolkachov, quant à lui, interroge, dans trois mini-installations, la transformation des regards au contact de la guerre. Enfin, dans une série intitulée Don’t Look at the Pain of Others, Lisa Bukreyeva, dont on a déjà évoqué le travail sensible dans un précédent dossier5, a recueilli des vidéos des drames quotidiens de la guerre, enregistrées par les témoins directs du conflit, pour les fixer sur de petits tirages papier, fragiles et émouvants, réalisés à partir de captures d’écran converties en négatifs.
In fine, en dépit de quelques dissonances visuelles provoquées par la promiscuité de certaines installations qui gagneraient à être davantage espacées pour être appréciées, ce parcours, dynamique et stimulant, assorti d’une cascade d’événements (médiations, classes de maîtres, lectures de portfolios…), crée indéniablement un pont entre le grand public qui répond présent et la jeune scène photographique européenne. En d’autres termes, circulez, il y a tout à voir!
Photographe, historienne et éditrice, spécialiste de l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest, Érika Nimis est chercheuse affiliée au Département d’histoire de l’art de l’UQAM. En 2020, elle a entamé un projet photographique sur l’Ukraine, dont sa grand-mère paternelle est originaire.
NOTES
1 L’immense bâtiment du Centquatre, qui abritait jadis les pompes funèbres de Paris, a été reconverti en 2008 en lieu culturel hors normes dédié aux arts vivants.
2 Le site Web du festival (www.festival-circulations.com) est une véritable vitrine pour les artistes qui y participent depuis sa création en 2011, avec l’accès aux archives des éditions passées.
3 La Peau du prénom a paru en 2023 aux Éditions du Caïd, editionsducaid.com/fr-fr/products/lyoz-bandie-la-peau-du-prenom.
4 www.osaarchivum.org
5 https://cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-123-le-pouvoir-de-l-intime/photographie-et-ukraine-garder-les-yeux-ouverts-sur-la-guerre-erika-nimis/