Hua Jin, Une photo prise pour ne pas voir

[24 avril 2024]

Par Hua Jin

Suspend, 2005

Cette photo a été prise en 2005, il y a près de vingt ans.

Habituellement, quand je regarde une image que j’ai réalisée, je suis à même de me rappeler le moment précis où j’ai déclenché l’obturateur de mon appareil et ce qui m’a entraînée à faire ce cliché. Une photographie peut agir comme une machine à voyager dans le temps, me ramenant à cette fraction de seconde.

Mais celle-ci, assez bizarrement, n’éveille chez moi aucun souvenir du moment ou de la raison de sa réalisation. Elle est de moi, c’est certain. Depuis 2001, je traîne toujours un Contax T3, un petit appareil 135 mm, chargé d’une pellicule noir et blanc. J’ai pris l’habitude d’immortaliser des choses, faisant de cet instrument compact mon troisième œil.

La mémoire est un mécanisme étrange. J’ai pris des photographies pour me souvenir, mais il arrive des moments où, même face à celle que j’ai devant moi, il m’est impossible de me la remémorer. J’ai oublié ce qui m’a poussée à prendre cette image. Par contre, je me souviens du lieu.

C’était un hôpital situé à la périphérie de Shanghai. Pour m’y rendre, j’ai dû prendre le métro du centre-ville jusqu’au terminus, puis poursuivre par autobus. Tout un trajet. Plus précisément, il s’agit d’un hôpital de réadaptation en cancérologie. Toutefois, malgré le terme « réadaptation »… ou, pour le dire autrement, « réadaptation » prend ici plus le sens d’« espoir » ou de « vœu » que d’une réalité. C’est un endroit où les patients atteints du cancer, après avoir subi divers traitements, s’accrochent à leurs ultimes espoirs.

Une fois examiné ce rouleau de pellicule, je ne pouvais toujours pas, malgré tous mes efforts, me rappeler pourquoi et quand j’avais appuyé sur le déclencheur. Quel jour était-ce à l’époque? Quand j’y repense, cette période est compressée dans un souvenir flou d’une seule journée – me réveiller, aider ma mère à se laver le visage et à se brosser les dents, préparer ses médicaments, lui faire suivre ses traitements, faire le déjeuner, lui poser ses perfusions, veiller sur elle pendant sa sieste, l’aider pour son bain en après-midi, lui donner à nouveau ses médicaments, le repas du soir. Quand elle se sentait un petit peu mieux, nous allions marcher lentement dans les couloirs, parlant de choses et d’autres.

Chaque jour était une répétition, la même routine, et pourtant je trouvais un certain réconfort dans la répétition de ces tâches. Aussi longtemps que je pourrais m’y employer, le jour tant redouté se trouverait tenu à distance. Mais je savais qu’il viendrait. Toute une gamme d’émotions était assurément présente – peur, tristesse, angoisse, souci, détresse, désespoir –, même si un très mince espoir subsistait. En un sens, la mémoire a filtré ces sentiments, qui, en ce temps, me submergeaient. Il est étrange de constater à quel point le souvenir de cette période m’évoque aujourd’hui sérénité et tranquillité. Bien sûr, la réalité était quasiment inverse. Après la perte de mon père, voici que ma mère vivait ses derniers moments. Je ne pouvais pas dire s’il fallait y voir un refoulement des tourments intérieurs, ou l’effet de l’énergie calme de ma mère pour les surmonter.

« Le ciel était dégagé et le vent doux ». Ces mots ne semblaient guère appropriés pour évoquer le départ de ma mère. Ce n’est pas qu’une peine insoutenable ne me brisait pas le cœur. C’était ma mère ; une personne comme elle n’aurait jamais voulu perturber même le plus anodin des murmures. Elle était si agréable et délicate, tel un léger parfum, suffisamment entêtant pour se déposer au plus profond de votre cœur, et pourtant assez subtil pour se glisser dans chacune de vos respirations.

Et cette photographie, pourquoi et quand l’ai-je prise? Oui, c’était dans un hôpital, mais aucun indice de cet environnement : pas de perfusion, de médicament, pas de maman, de trace de son corps fragile. Seul l’avant-plan brouillé montre une bouteille d’eau et les formes de boîtes à lunch. Au loin, la vue laisse à penser que nous sommes loin du centre-ville, loin de chez nous. Un ouvrier est suspendu à la façade du bâtiment, il peint. L’image saisit une fraction de seconde de ces longues journées et nuits. Presque vingt ans plus tard, que tout ça paraît loin.

Je devais être préoccupée par quelque chose d’autre en jetant un coup d’œil par la fenêtre, et avoir alors inconsciemment actionné l’obturateur de mon petit appareil. Cette photographie a été prise non pour se souvenir, mais pour oublier. Pour oublier la vue dont il me fallait prendre une pause, qui était derrière moi, dans la chambre. De temps à autre, j’avais besoin de m’en détacher. C’était trop douloureux à regarder. Je devais me mettre face à la fenêtre et prendre une grande respiration, me réorganiser, reprendre le contrôle de mes émotions, rassembler mon courage. J’avais besoin de ces moments pour être capable de me retourner et de la regarder à nouveau. Elle était trop vulnérable ; moi aussi.

Ce que l’on est à même de voir réellement ne passe pas toujours par nos yeux. Je n’avais pas remarqué le peintre en regardant par la fenêtre et en réalisant la photo. Mes yeux étaient fixés dans la direction opposée, là où je ne me risquais pas à regarder. C’était dans la pièce, sur le lit, où un être fragile aimé reposait, recevant goutte à goutte ses médicaments, sa vie décomptée seconde par seconde.

Comment un appareil photo pourrait-il prendre un cliché à travers les yeux de l’esprit? J’étais seulement capable de capter ce qui s’offrait à l’objectif, plutôt que ce qui se passait en arrière. La photographie a été prise pour ne pas voir.

Après la mort de mes parents, je me suis mise à utiliser les appareils photographiques pour conserver des moments, effrayée que j’étais de perdre encore et cherchant désespérément à me raccrocher à quelque chose. Au-delà de vingt ans sont passés, et plus je prenais de photos, plus je m’apercevais que les instants les plus précieux ne sauraient être immortalisés par la mécanique. Seuls nos cœurs et nos esprits ont ce pouvoir, et je m’efforce de traduire ces images en mots. Traduit par Frédéric Dupuy

Née en Chine et vivant aujourd’hui à Montréal et Vancouver, Hua Jin œuvre en arts visuels, notamment en photographie, vidéo et installation. Son mode de pensée est ancré dans la culture et la philosophie orientales et met l’accent sur la nature et le paysage, dans la lignée d’une taoïste des temps anciens se consacrant à contempler la « manière » d’être. Elle a abondamment exposé individuellement et collectivement partout au Canada et ailleurs dans le monde, par exemple à l’Expo universelle 2020 à Dubaï. Ses œuvres figurent dans des collections particulières et publiques comme la Banque d’œuvres d’art du Conseil des arts du Canada, le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée d’art contemporain de Shanghai.