Voyagements, parcours, passages et dérives des images, de Richard Baillargeon – Sylvain Campeau

[10 avril 2024]

Par Sylvain Campeau

Richard Baillargeon nous arrive avec un ouvrage nouveau. Publié aux Éditions Cayenne, Voyagements, parcours, passages et dérives des images couvre une période de création qui s’étend à l’ensemble de ce que l’artiste a pu produire au cours d’une carrière de quatre décennies. En ces pages, on retrouve, en plus de ses propres écrits produits pour l’occasion, les textes de ces accompagnateurs-penseurs que sont Chantal Boulanger et Guy Mercier, agrémentés d’une introduction de Suzanne Paquet. Ce sont tous des gens qui ont été des témoins privilégiés de l’œuvre de l’artiste au cours des années.

Voyagements : parcours, passages et dérives des images, Richard Baillargeon, Éditions Cayenne, 2023, 190 pages, images couleurs et noir et blanc, 27,3 x 22,9 cm, couverture rigide entoilée, bilingue

Ce livre plutôt conséquent, car il fait 192 pages, est à la mesure d’un corpus assez imposant. Baillargeon s’y est amusé à offrir une mouture de son œuvre qui ne se conforme pas expressément au mode rétrospectif, même si une certaine chronologie semble avoir été respectée. Le site de la maison d’édition décrit cet ouvrage comme étant à caractère rétrospectif. La nuance est là, tout entière. Comprenons bien que se manifeste là une réticence bien défendable. Une présentation rétrospective a tout pour inquiéter un artiste. Il répugne souvent, c’est facile à concevoir, à offrir de son travail une version qui soit présentée comme un ensemble complet et fini. D’ainsi enclore une production dans un livre prétendant à une totalisation définitive est troublant. Cela jette une ombre sur ce qu’apportera le futur, le questionne aussi quelque peu, le menace même. Immanquablement, des œuvres s’ajouteront dont on cherchera à savoir comment elles peuvent répondre à ce qui a été déjà établi, depuis cette source globalisante qu’est l’ouvrage rétrospectif antérieur. Cela peut être ressenti comme une sorte d’impératif à être égal à soi-même.

Mais, en même temps, pour le lecteur, un tel type de publication représente beaucoup. Cela permet de rassembler ce qui a été disséminé dans le temps et les espaces divers d’une production d’artiste. Cela permet un survol qui peut éclairer un parcours, qui en montre la cohérence, les aléas, les chemins de traverse. Un tel ouvrage est une balise qui aide à s’orienter à travers les multiples temps et moments d’un artiste.

Richard Baillargeon a été bien inspiré par le double défi de faire œuvre nouvelle et de répondre à des visées rétroactives. Pour qui cherche à s’y retrouver et à avoir une vision intégrale de sa production, il offre, dans ses « Notes sur les œuvres », en deux pages bien tassées, un état de son travail tel qu’il s’est déployé dans le temps. L’effort vient évidemment surenchérir sur la biographie de l’artiste. Mais surtout, il permet d’aller plus loin, car des références à des pages dudit livre dirigent une lecture chronologique et rétrospective qui nous amène à butiner d’une page à l’autre.

La publication comme telle est cependant une prestation artistique en elle-même. Les chapitres qui se succèdent organisent les œuvres selon un ordre commandé par l’occasion. L’artiste a revisité et interrogé sa propre pratique pour en proposer une vision nouvelle, réfléchie, nourrie par le temps et la sagesse de qui cherche, encore, à se définir et à sonder ce qu’il en est de sa pulsion vers l’image. Ces instances réorganisationnelles s’intitulent Ressac, Toile de fond, Route perdue, Cercles et spirales, Fabuleux restes, Choses jetées là, Les Odyssées. Chacune s’ouvre sur un texte et en offre un second plus loin qui vient ponctuer une nouvelle mouture d’œuvres connues et d’autres, parfois inédites.

Il est savoureux de voir ces écrits s’ajouter aux présences textuelles déjà manifestes dans les séries de l’artiste. Des ensembles comme Le Cahier roman, Champs/La mer, Anticoste, Promenades au couchant possédaient une part d’écrits ténus, laconiques, larvés. Il y avait en eux de la retenue, de la mesure devant l’image. De telles insertions sont encore présentes, mais on dirait qu’elles se récusent quelque peu devant la strate de nouveaux textes, d’intentions différentes, dont la couche ajoute au tout. Pour qui connaît quelque peu l’œuvre de l’artiste, le résultat est une sorte de plaisir confondant. On reconnaît dans bien des images que l’on est en terre familière. Mais vient un moment disruptif. Ce n’est plus le même écrin qui les sertit. On est relancés, remis en appétit. Oui, ce sont les mêmes photos, connues, déjà vues. Et puis, non ; il y a du nouveau. Elles n’avaient pas tout dit. C’est inattendu. En pays de connaissance, nous voilà déportés en une terre nouvelle. Passe et rebelote ! Un tour de vis a été donné à l’ensemble, qui a réactivé des potentialités que l’on accepte comme déjà présentes et pourtant inédites. C’est déconcertant, mais c’est ainsi.

Une seule explication possible dès lors. C’est que l’artiste s’est livré, par l’entremise de cette publication, à une performance apte à nous faire entrer dans sa réalité ; celle d’un fasciné (ou halluciné) des images, qui semblent posséder une réserve inépuisable de possibilités de sens, éternellement réactivables.

Anthropologue de formation, Richard Baillargeon poursuit un travail artistique reposant sur la rencontre de l’image photographique et du texte. Sa pratique professionnelle s’étend également à la gestion culturelle, au commissariat d’expositions et à l’écriture. Son œuvre a fait l’objet de plusieurs publications dont Comme des îles (1991), Carnets de voyage (1994), Le paysage et les choses (1997) et Marges et chansons (2008), ainsi que de nombreuses expositions au Québec, au Canada et à l’étranger.

Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Auteur de sept recueils de poésie et de plusieurs essais sur les arts visuels, il publie en 2022 Écrans motiles, aux Presses de l’Université de Montréal. En tant que commissaire, il a également à son actif une quarantaine d’expositions.