Contrainte / Restraint – Jean Gagnon

[Été 2010]


par Jean Gagnon

Contrainte / Restraint
OBORO et maison de la culture Marie-Uguay, Montréal
Du 7 novembre au 12 décembre 2009

Il est rare que nous ayons l’occasion de voir à Montréal une exposition d’artistes de l’Amérique latine, qui plus est une exposition d’artistes jeunes pour la plupart. Sous-titrée « Nouvelles pratiques en arts médiatiques du Brésil et du Pérou », cette exposition réunissait des œuvres des deux pays choisis par trois commissaires : Julie Belzile, du Québec, Kiki Mazzucchelli du Brésil et Miguel Zegarra du Pérou. Les trois commissaires ont voulu représenter des pratiques médiatiques de ces pays dans la mesure où elles abordent certains thèmes : la surveillance médiatique, la mondialisation que les technologies favorisent sur les plans économique et culturel, la violence étatique, civile ou quotidienne ainsi que la dictature et la guerre qui marquèrent le Brésil et le Pérou à des degrés divers; plusieurs des œuvres touchent aussi au thème concomitant du rapport entre l’espace privé et la sphère publique dans l’univers médiatique.

La planète est désormais quadrillée par des technologies permettant de communiquer à distance avec une facilité jamais vue, toutefois elles favorisent aussi une hypersurveillance par des autorités omniprésentes, mais insidieuses. Les œuvres de l’artiste Rodrigo Matheus faisant partie d’un triptyque et s’intitulant Google Earth, Tokyo (2008), South Pole (2008), Grand Canyon (2008) y font référence. Ces trois œuvres font voir ce que le titre désigne par un montage d’images tirées de la technologie de Google. Elles font comprendre que la planète n’est désormais plus qu’un vaste champ répertorié dont la visualisation à distance la fait vivre au rythme d’un village global, mais illustre aussi l’ampleur des moyens de surveillance qui nous surplombent.

Plusieurs des exposants sont de jeunes artistes nés au milieu des années 1970. Cela se remarque dans certaines œuvres se présentant comme des jeux vidéo ou dont des éléments en sont extraits : Matari 69200 (2005) de Rolando Sánchez en est l’exemple le plus explicite, étant un jeu se présentant sur un moniteur avec une manette de jeu que le visiteur peut manipuler. Le commissaire péruvien nous explique à propos de cette œuvre : « Matari 69200 explore l’expérience médiatique de la chose publique dans l’espace privé, en faisant allusion à un imaginaire et à une mémoire générationnels. La génération des artistes [qui] a vécu une réclusion dans l’espace privé [à cause de la violence politique au Pérou dans les années 1980] entre des écrans (allumés puis soudainement éteints par des explosions [terroristes causées par le Sentier lumineux]) qui montraient des jeux vidéo et des dessins animés, en alternance avec des bulletins d’information annonçant l’hyperinflation, des épidémies, des génocides et la destruction »1.

Dans la plupart des sociétés latino-américaines, au Brésil comme au Pérou certainement, les plus riches et de plus en plus les classes moyennes se réfugient dans un espace non seulement privé, mais protégé et barricadé; une œuvre significative à cet égard est celle du Brésilien Amilcar Packer intitulée Video #15 (2008). La commissaire brésilienne écrit à son propos : « Le corps nu exposé par Amilcar Packer dans son installation vidéo enveloppante semble évoquer ces gens abandonnés de l’autre côté des clôtures et des murs érigés par l’élite, comme des corps privés des droits fondamentaux et exclus du système judiciaire institué par une puissance souveraine. Le corps de Packer se trouve dans un espace clos et obscur où il est soumis à des forces extérieures qui le projettent violemment d’un côté et de l’autre et où il tente de se maintenir assis sur une chaise, le tout mettant en évidence sa vulnérabilité… »2

Pourtant, cet enfermement sécuritaire demeure ouvert aux images médiatiques et aux produits de l’industrie culturelle, comme les jeux dont l’une des catégories très répandues est le first person shooter. L’œuvre Alvo (Cible) (2008), du duo péruvien Leandro Lima et Gisela Motta, tout en n’étant pas des plus subtiles place le spectateur dans la position de la cible d’un tel jeu; les mêmes artistes reproduisent dans Armas.Obj. (Armes.Obj.) (2008), sous forme de sculptures, les « armes » que de tels jeux mettent à la disposition des jeunes. La référence à la guerre et à la violence ne vise pas qu’un commentaire sur l’état de la société locale, mais aussi la circulation d’une idéologie de la violence véhiculée par la culture populaire et les industries culturelles mondialisées. Aussi reclus soit-on, est-on jamais à l’abri de la violence médiatique ? L’espace public comme lieu d’échanges et de débats entre des personnes privées, tel que l’a illustré Habermas dans une perspective historique de la société bourgeoise, est complètement perverti et c’est maintenant l’espace privé qui se voit, de partout, assailli malgré les murs de protection que l’on érige.

L’une des œuvres les plus fortes de l’exposition est celle du Péruvien José Carlos Martinat intitulée Stereo Reality Environment 3: Brutalismo (2007). Cette œuvre reproduit l’architecture « brutaliste » du « Pentagonito » (petit Pentagone), siège des services secrets péruviens. À intervalles réguliers, la sculpture crache, grâce à de petites imprimantes, des textes en français, en anglais et en espagnol qui résultent de recherches effectuées en temps réel sur le Web afin de trouver tout ce qui est associé au style brutaliste en architecture et tout ce qui renvoie à l’histoire récente du Pérou, laquelle est marquée par la brutalité de sa lutte contre le terrorisme. Ainsi sont associés dans une même structure les rapports entre l’État péruvien et les États-Unis, la violence d’État, mais aussi la mémoire de cette histoire récente telle qu’elle se construit dans les flux d’Internet. Se retrouvent de cette manière, encore une fois, les collusions des pouvoirs étatiques avec les technologies de l’information, mais aussi la possibilité que celles-ci offrent de faire circuler une contre-information en vue de la résistance et de la mémoire historique. Pourtant, l’aspect massif de la sculpture nous rappelle que le pouvoir de l’État demeure un monolithe obscur, opaque et effrayant.

Si la plupart des artistes sont relativement jeunes, le Brésilien Lucas Bambozzi est un artiste plus chevronné s’étant notamment déjà fait connaître dans les années 1980 par ses travaux vidéographiques. Il aborde, lui, un aspect plus discret, moins flamboyant que la violence étatique. Par son œuvre Run>Routine (2007) il met en rapport la contradiction entre la prévisibilité qu’un programme d’ordinateur requiert ou impose – ce qui se manifeste sur l’écran par la routine donnant l’ordre à l’appareil de jouer telle ou telle séquence vidéo – et l’imprévisible qui caractérise la vie quotidienne représentée par les séquences d’accidents fortuits, laisser échapper un objet qui se fracasse au sol par exemple. Peut-être est-ce notre angoisse de l’imprévisible qui nous fait nous en remettre à l’informatique et au contrôle. Cette œuvre suggère, à n’en pas douter, notre ambivalence à l’égard des contraintes. N’est-ce pas là la définition même du jeu : une fantaisie libre qui s’impose des règles contraignantes ?

1 Miguel Zegarra, catalogue de l’exposition, en ligne : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2205.

2 Kiki Mazzucchelli, catalogue en ligne : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2204.

Jean Gagnon est  commissaire d’exposition et critique d’art. Reconnu comme spécialiste de l’art  vidéo dès les années 1980, il observe plus particulièrement les rencontres de  l’art avec les technologies. De mars 2008 à septembre 2009 il a  été directeur de SBC galerie d’art contemporain à Montréal. De 1998 à  2008, il était directeur général de la Fondation Daniel Langlois pour  l’art, la science et la technologie. De 1991 à 1998, il était conservateur des  arts médiatiques au Musée des beaux-arts du Canada.
 

 
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