[Hiver 2012]
Déclic 70
Galerie SAS, Montréal
Du 25 août au 15 octobre 2011
Tempus fugit ! La mémoire fonctionnant de façon dynamique et non réplicative, avant de tout oublier, le temps des rétrospectives ne peut être que bienvenu. En cette année qui s’achève (2011), deux importantes expositions sont à retenir : celle du commissaire Sébastien Hudon sur la photographie des années 1950 et 1960 au Québec et celle organisée par Nicolas Mavrikakis à la Galerie SAS sur les années 1970, époque dite faste de l’image photographique d’inspiration documentaire. Pour la fin du siècle dernier, il faudra attendre encore un peu ; il sera aisé de les caractériser par un foisonnement des pratiques, les expositions s’intitulant Tendances actuelles s’y étant multipliées sous moult déclinaisons. Des choix sont nécessaires, toujours. Déclic 70, par exemple, a porté sur la photographie documentaire des années 1970 au Québec, essentiellement à travers le regard de collectifs. C’était dans l’air du temps. On en a déjà parlé comme une époque du « nous » versus ce qui se passerait aujourd’hui à l’ère des « je ». Peut-être.
Quoi qu’il en soit, plus de trente années se sont écoulées depuis la publication, qui me concerne plus particulièrement, de Transcanadienne Sortie 109 (1978), monographie photographique sur Drummondville, réalisée avec Normand Rajotte dans le cadre d’une démarche que nous nommions, un peu naïvement sans doute, « réalisme social ». Mais ça fait plaisir de voir tout ça resurgir, d’autant qu’à l’époque, en tout cas à Drummondville, ce travail ne fut pas très bien accueilli. Le temps ayant passé, ou plutôt nous à travers le temps, ces images se sont en quelque sorte politiquement neutralisées. Depuis, toutes les photo-graphies originales de l’ouvrage ont été achetées par le Musée national des beaux-arts du Québec et on les étudie dans les cégeps et les universités qui s’intéressent à l’histoire de l’art au Québec. Les gens du Musée des beaux-arts de Montréal semblent s’intéresser aussi, depuis peu, à la photographie de cette époque. J’espère qu’ils n’oublieront personne.
Regroupant évidemment les travaux de plusieurs collectifs, réunis par le travail de onze photographes choisis par le commissaire Mavrikakis, Déclic 70 a connu une fortune critique enviable : « une exposition qui vaut le détour » , peut-on lire dans Voir, saluée comme un « retour nécessaire » (Le Devoir) ou encore comme une nouveauté pour ce que, paraphrasant ici une chanson bien connue, les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Les nombreuses pages Web qui en ont témoigné en parlent en ce sens ; par exemple : « Une époque que seul mon père a connue dans ses années collégiales, mais qui ne me disent [sic] absolument rien. La station-service Gulf près du Forum, le mouvement créditiste, les manifs contrent [sic] la destruction des appartements de la rue Milton… Un passé québécois dont je n’ai jamais fait parti [sic], mais qui a du [sic] exister pour que je vive ainsi » (Eunice-Bee). Un retour sur l’histoire d’une certaine photographie bien sûr, sur l’histoire du Québec aussi et surtout sur les modalités de diffusion du moment. « À travers ces images, vous verrez comment la photographie a pu être un instrument d’engagement dans la société québécoise, une manière de la regarder autrement, de ne pas s’en détourner, une façon de prendre conscience de notre identité, de repenser la manière de nous représenter », pouvait-on lire dans les documents de promotion de l’exposition.
Pour les plus jeunes, voir ce qui s’est fait il y a près de quarante ans peut devenir une source d’inspiration et, avec les moyens disponibles aujourd’hui, peut-être susciter quelques vocations. Voilà ce qui constitue aussi l’une des raisons d’être de ce genre de rétrospectives.Le 24 septembre, à la Galerie SAS, une table ronde réunissait une historienne de l’art, le commissaire de l’exposition et deux photographes devant une trentaine de personnes intéressées par la chose, dont plusieurs photographes et un critique du journal Le Devoir des années 1970-1980, du temps où plusieurs journaux parlaient régulièrement de photographie (d’ici et d’ailleurs), par exemple Le Jour, Le Devoir, La Presse ou Perspectives (magazine encarté dans tous les grands quotidiens du Québec le samedi), et avec une pertinence doublée d’une perspicacité que l’on retrouve moins de nos jours. On parle assez peu de photographie finalement aujourd’hui dans les journaux, mais beaucoup de certains photographes, morts ou vivants, et davantage selon une logique de vedettariat que par rapport à leurs travaux photographiques – quelquefois quasiment inexistants d’ailleurs – pourtant présumés à l’origine de la « couverture journalistique ». C’est sans doute la rançon à payer aux « je » actuels qui ont remplacé le « nous » d’autrefois. Quoi qu’il en soit, cette table ronde a permis de prendre le pouls de certaines contingences, ces nécessités du non-nécessaire, qui ont fait en sorte que les choses auraient pu se passer autrement (cela pour éviter de conclure à quelque inévitable fatalité historique que ce soit). Par exemple, le célèbre ouvrage du groupe gap, Une expérience humaine en photographie en 1974, aurait pu avoir pour titre Black Lake, ce qui était le premier choix des photographes impliqués, n’eût été d’un concours de circonstances hors de leur contrôle les ayant menés à Disraeli pour les quelques semaines qu’a duré leur travail. Plusieurs, parmi les critiques actuels notamment, ont aussi appris ce qu’était cet ouvrage, le nombre de photos qu’il contient et sa forme particulière, celle d’un coffret.
On a aussi redécouvert avec le livre Transcanadienne Sortie 109, l’éditeur qui l’a publié, à savoir le Magazine Ovo (1970-1988) sans lequel, et le risque est inexistant de l’affirmer, toute cette photographie ne serait pas à l’ordre du jour de ce type de rétrospectives aujourd’hui. Ovo a aussi publié Les Prisons de Pierre Gaudard, en format magazine d’abord (1976) et en livre ensuite (1977). Tous les photographes retenus pour l’exposition Déclic 70 lui sont redevables de les avoir publiés, de leur avoir accordé de nombreuses entrevues qu’Ovo a diffusées, bref d’avoir fait en sorte qu’il est possible aujourd’hui de posséder des informations (visuelles et écrites) autrement difficilement accessibles, grâce auxquelles une histoire de la photographie de cette époque est faisable. Cette histoire étant bien entamée, d’autres expositions et publications en ont traité et en parleront encore. L’année 2011 paraît exemplaire à cet égard.
On doit donc alimenter nos souvenirs, individuels et collectifs, puisque sans nourriture ils finiront par s’effacer doucement pour finalement mourir dans les abîmes de l’oubli. Dans cette optique et comme le souhaite d’ailleurs le commissaire de Déclic 70, Nicolas Mavrikakis, toute institution muséale digne de ce nom et ayant les moyens de le faire devrait programmer au cours des prochaines années une vaste exposition de ces visibilités photographiques d’un passé encore relativement récent, assorti d’un volumineux et prestigieux catalogue que je me procurerais alors avec grande joie. Pour mes vieux jours…
Jean Lauzon pratique la photographie depuis 1970. Auteur de plusieurs monographies, docteur en sémiologie, il dirige aujourd’hui le seul musée du Québec à se consacrer exclusivement à la photographie, le Musée Populaire de la Photographie, à Drummondville, qu’il a fondé en 2003. Son dernier ouvrage, Images de la photographie, rassemble ses principaux textes théoriques publiés depuis une vingtaine d’années.