[23 novembre 2021]
Par Louis Perreault
Dans le plus récent film de Jessica Auer, Shore Power, une scène pourrait agir de prélude à Looking North1. On y aperçoit une grande fenêtre, ouvrant sur un plan d’eau calme. Après un moment d’attente, sur la droite, apparait un immense bateau de croisière qui traversera ensuite l’image très lentement. Ce qui frappe d’abord ici est la taille démesurée du navire. En voix off, on entend un guide touristique raconter les transformations qu’ont subi les communautés locales suite à l’explosion du tourisme de masse en Islande, où est filmée la scène.
Cette même vue sur le fjord de Seydisfjördur, situé dans l’est du pays, fait d’ailleurs partie de l’ouvrage Looking North, sous forme d’image fixe cette fois. Elle est juxtaposée à une vue d’intérieur où on devine la trace lumineuse de la fenêtre sur le mur opposé. Captées dans l’atelier de l’artiste, qui partage désormais son temps entre l’Islande et le Canada, ces photographies semblent vouloir indiquer que sa démarche prend racine dans l’observation directe et personnelle du phénomène touristique, un sujet qu’Auer a d’ailleurs exploré dans le projet qui l’a fait connaître, Re-creational Spaces.
La série d’images que nous découvrons dans l’ouvrage montre des lieux d’une beauté exceptionnelle, faits de montagnes, de plaines gazonnées, de chutes d’eau impressionnantes, de bains thermaux invitants et de falaises abruptes. Chacune d’elle est toutefois marquée par la présence insistante des touristes qu’on voit ici en groupe, là éparpillées dans l’espace, et plus loin solitaires, probablement à la recherche d’une expérience plus intime des lieux. Les autobus touristiques, les regroupements de vélos ou de motos stationnés ainsi que les campements de tentes agglomérées indiquent tous une seule chose : le territoire islandais, avec ses attraits naturels indéniables, se marchandise maintenant pour le tourisme. Si une série de paysages montrant une occupation anonyme du territoire par le tourisme s’apparente aux photographies que l’on connaît déjà de l’artiste, c’est l’ajout de portraits de voyageurs qui confère à ce projet sa nouveauté et une part importante de son intérêt. On savait Auer capable de composer des paysages qui n’ont rien à envier aux plus grands des paysagistes contemporains, mais on découvre dans cette série une belle cohabitation des lieux avec ceux qui en font l’expérience. Dans un style direct et extrêmement précis qui caractérise l’ensemble de l’œuvre de Jessica Auer, les portraits humanisent le phénomène touristique et nous forcent à reconnaître dans ces visages, ces postures et ces regards habités par la joie de découvrir les merveilles du voyage, l’expérience que nous cherchons presque tous à vivre, soit celle de découvrir un monde vaste et impressionnant. Si le propos de l’ouvrage est certes critique du phénomène touristique, le regard de l’artiste évite d’être condescendant envers ceux qui nourrissent cette industrie; plutôt, par la documentation simple et directe de son sujet, Auer met en relief les contradictions qui animent nombreuses de nos aspirations individuelles et sociales.
Le livre Looking North est un ouvrage conçu sobrement, où le choix d’une petite illustration d’un bateau de pêche estampée sur un couvert cartonné évoque l’industrie qui régnait autrefois dans le pays. Les images se succèdent sans nécessairement créer de suite ou développer une narration particulière. Nous sommes davantage dans un livre qui fonctionne par addition, où les photographies produisent leurs effets par accumulation. Le fait de voir à répétition tous ces lieux inondés de visiteurs renforce l’impression que leur invasion est importante, voire dérangeante. Si le lecteur aura apprécié le mélange d’observations directes et de narration personnelle des deux livres précédents de l’artiste (Unmarked Sites, 2011 et January, 2017), il trouvera ici un livre conçu plus simplement, mais non pas moins efficace et engageant.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.