Keren Cytter, Out of Genres, in Gender – Anne-Marie St-Jean Aubre

[Printemps/Été 2011]


Keren Cytter
Out of Genres, in Gender

Dazibao, Montreal
Du 11 septembre au 9 octobre 2010

Keren Cytter, une artiste originaire d’Israël résidant maintenant à Berlin, est connue pour sa production éclatée. À la fois vidéaste, romancière, chorégraphe et metteure en scène, elle présentait pour la première fois à Montréal une sélection de six de ses vidéos récentes dans la salle Fernand-Séguin de la Cinémathèque québécoise l’automne dernier.

Habitués à découvrir les vidéos d’art contemporain dans un environnement qui est celui de la salle d’exposition, où chaque œuvre, traitée à la manière d’objets autonomes, occupe son propre espace de projection, nous ne pouvions qu’être surpris du mode de présentation choisi par Dazibao. Calé dans un fauteuil de cinéma, on regardait défiler sur l’écran la série des vidéos – débutant à heure fixe –, une à la suite de l’autre à la manière d’un programme de courts métrages. Déjà, cela nous engageait davantage dans une expérience se rapprochant de l’univers du cinéma, ce qui correspond à l’horizon à partir duquel travaille Cytter. En effet, l’artiste se réfère constamment, dans la composition de ses vidéos sciemment intitulées « films1 », aux œuvres de cinéastes connus, notamment Hitchcock, Godard ou Cassavetes.

Alors que le cinéma de divertissement nous prépare à des récits cohérents, où l’illusion de réalité amène le spectateur à s’identifier aux personnages et à se laisser porter par le déroulement de l’histoire, les œuvres de Cytter déjouent rapidement ces attentes. Les fils narratifs éclatés et les rapports de causalité obscurs contribuent à installer une impression de désorientation que les nombreuses répétitions d’images, de scènes et de paroles viennent appuyer. Si, dans la majorité des cas, le spectateur acquiert un sens de l’espace glo­­bal où se situe l’action, c’est le sentiment du temps global au sein duquel se déroule cette action qui est chaque fois plus ardu à déterminer. Ainsi, bien que le point de départ des histoires racontées soit banal – un triangle amoureux, un meurtre, une rencontre entre voisins –, la structure de la narration est chaque fois complexe et ne permet pas que l’on s’abandonne au récit. C’est que l’intérêt de l’artiste se situe ailleurs que dans l’histoire racontée; ce sont les multiples moyens qui servent à la mettre en forme afin de la communiquer qu’elle explore dans ses vidéos2.

Empruntant des motifs à différents genres cinématographiques et narratifs, ses œuvres peuvent ressembler à un collage de procédés laissant le spectateur perplexe, lui qui ne peut anticiper sur l’action à venir tant les codes, bien que reconnus, sont articulés de manière inhabituelle. Par exemple, la musique choisie installe dans Flowers une atmosphère de drame à l’eau de rose, sans que jamais l’épisode ne réussisse à nous toucher, objectif pourtant attendu de ce type de production. Dans Der Spiegel, c’est plutôt la rencontre entre l’univers du conte de fées et celui, autrement plus dramatique, de la tragédie grecque et de ses chœurs moralisateurs, qui surprend. On y suit le dilemme d’une femme d’âge mûr se convain­quant qu’elle habite le corps d’une jeune fille de seize ans, attendant un prince charmant qui doit venir l’enlever sur son cheval blanc. Entourée de femmes qui com­mentent l’action en s’adressant direc­­te­ment au spectateur en allemand, puis en anglais, elle reçoit le prince qui fera voler en éclats ses illusions en la for­çant à reconnaître dans son reflet ce qu’elle est vraiment.

Cette interrogation de ce qu’on désigne, a contrario de la fiction, la « réalité », pourrait bien constituer la pierre angulaire de toutes les vidéos présentées. On la retrouve notamment au sein du triptyque Untitled, composé des vidéos Cross, Flowers et Rolex. Mettant en scène les mêmes personna­ges, ces vidéos sont issues de faits divers invrai­­semblables mais réels, recueillis par Cytter. Des liens sont tissés entre les trois épisodes qui se font écho, chacun éclairant d’une lumière nouvelle celui vu précédemment. Différents protagonistes deviennent narrateurs, reprenant des phrases déjà prononcées qui, alors qu’elles semblaient aléatoires au départ, acquièrent une signification insoupçonnée lors­qu’elles sont alliées à d’autres images. Ainsi, c’est un peu comme si nous assistions alternativement au point de vue de chacun des personnages prenant part à l’anecdote racontée : un suicide pour Cross, une tentative de meurtre par balle pour Flowers et un meurtre par coups de poignard pour Rolex. Un triptyque qui joue sur le fait que la réalité n’existe pas en soi mais qu’elle est toujours médiatisée par une perspective, un regard, une mise en forme provoqués par le langage, qu’il soit verbal ou, dans ce cas-ci, imagé. Et que notre manière de juger de la vraisemblance d’un récit dépend plus souvent qu’on ne le croit de son adhésion aux conventions des modèles narratifs que l’on connaît3.

1 Magnus af Petersens, « The Soundtrack of Life », dans Keren Cytter, Stockholm / Berlin, Moderna Museet / Sternberg Press, 2010, p. 9.
2 Voir l’entretien vidéo de l’artiste, réalisé lors de l’exposition au Moderna Museet de Stockholm: http://www.youtube.com/watch?v= 9ACKjiRERcM (consulté le 23 janvier 2011).
3 Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires?, Paris, Pocket, coll. Agora, 2005, p. 35.

 
Anne-Marie St-Jean Aubre a terminé une maîtrise en Étude des arts à l’Université du Québec à Montréal en 2009. En tant que commissaire indépendante, elle a organisé l’exposition Doux Amer à la maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce (été 2009). En plus de contribuer régulièrement à divers magazines, elle a enseigné l’histoire de l’art au Musée d’art de Joliette et occupe actuellement le poste de coordonnatrice de la production au magazine Ciel variable.