[16 décembre 2021]
Par Louis Perreault
Sur les montagnes du Vercors et de la Haute-Maurienne roulent des nuages lourds, gorgés du temps qu’il fera peut-être demain. La nuit tombe lentement. Dans un refuge qui surplombe un grand espace gazonné, les feuilles de thé sont lancées dans l’eau bouillante et le son du craquement des planches vieillies se mêle au crépitement du feu dans l’âtre du foyer. Soudainement, dans cette tranquillité relative, les hurlements d’une meute de loups lointaine se font entendre. Si la poésie qui se dégage d’une telle scène peut faire rêver le citadin, il en est tout autre pour le berger, pour qui cela annonce une longue nuit d’inquiétude et de veille, à s’en faire pour le troupeau qui se repose dans le paysage.
En 2018, Betty Bogaert a arpenté ces montagnes afin de documenter le rapport complexe qu’entretiennent les habitants des lieux avec le loup. La montagne qui hurle est un livre photographique1 à caractère documentaire, où le lecteur est convié à une rencontre avec des paysages majestueux ainsi qu’avec les différentes visions du pastoralisme que proposent les randonneurs, les écologistes et les éleveurs de la région. En résulte un ouvrage plutôt dense, dans lequel les photographies sont éclairées par les témoignages recueillis par Bogaert et dispersés tout au long de la série d’images.
La convention de Berne, signée par la France en 1979, interdit la chasse de cet animal de la discorde, symbole d’une nature sauvage et indomptée pour certains et menace constante pour d’autres. Dans le texte d’introduction du livre, Mikaël Chambru fait état de statistiques étonnantes : seulement pour l’année 2019, 2293 attaques ont été répertoriées, pour un total de 12 491 animaux morts. Sans prédateur, le loup est roi dans la montagne et lorsque celle-ci est aussi bergerie, on ne peut s’attendre à autre chose qu’une confrontation animée.
Pour Luc, par exemple, retrouver au matin l’une de ses bêtes bien vivante, mais la gorge ouverte par une morsure fut une expérience si enrageante qu’il n’hésitera pas à abattre le prochain loup qui approchera. « J’suis hors la loi, j’irai peut-être en prison un jour… mais défendre son bien, c’est dans le droit français. » Si la plupart des personnes interviewées formulent une critique envers les lois en vigueur et leurs apparentes contradictions, quelques écologistes, comme Véronick, soulignent que « s’il y a un ultime prédateur, c’est bien l’homme ». Ainsi, pour certains, c’est l’incapacité de l’être humain à vivre en harmonie avec la nature qui doit être questionnée, au lieu de s’attaquer à cet animal qui posséderait, en quelque sorte, un droit acquis sur la montagne. Sans prendre elle-même de position face au débat, Betty Bogaert cherche plutôt à mettre en lumière la diversité des opinions, par une approche humaniste et sensible aux réalités de chacun.
La montagne qui hurle est un projet qui se prête merveilleusement bien à la forme du livre. La série d’images, qui regroupe également des coupures de journaux, des objets associés à la chasse du loup photographiés sur fond blanc ainsi que plusieurs scènes d’intérieur où l’iconographie pastorale est omniprésente, gagne une dimension narrative dans la suite des pages que traverse le lecteur. La compréhension du sujet s’enrichit de l’addition des témoignages et des paysages, des visages portraiturés dans la montagne et des divers autres éléments qui s’ajoutent au projet. En somme, le livre agit comme une sorte de réceptacle pour la recherche, et permet la cohabitation d’éléments hétérogènes, mais harmonieusement mis en forme.
La collaboration de l’artiste avec Cristian Ordóñez, designer graphique et lui-même producteur infatigable de livres photographiques, a porté ses fruits. La mise en page dynamique, où l’on passe d’images en fonds perdus à d’autres, plus petites et décentrées, ainsi que l’insertion régulière des témoignages sur un papier coloré, facilite le maintien de notre attention, qui alterne entre la contemplation des espaces montagneux et la lecture des témoignages. La désaturation des images, qui adoucit autant les visages que les escarpements rocheux, met en valeur le gris des ciels nuageux et la présence du brouillard qu’on aperçoit ici et là. Au milieu de tout cela, l’imagination n’a plus qu’un léger effort à faire pour qu’on entende, au loin, le cri prolongé des grands canidés.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.