[Été 2010]
par Matthieu Brouillard
La subversion des images
Surréalisme, photographie, film
Fotomuseum Winterthur, Winterthur
Du 27 février au 24 mai 2010
Quelque vingt-cinq ans après Explosante-fixe. Photographie et surréalisme, exposition conçue en 1985 par Rosalind Krauss et Jane Livingston, le Fotomuseum Winterthur présente une exposition1 d’envergure qui entend recenser et analyser les diverses fonctions assignées par les surréalistes aux images indicielles. À l’aide de plus de 400 œuvres plastiques, une dizaine de films et une centaine de documents, distribués suivant neuf sections thématiques, l’exposition rassemble les travaux de ces figures de proue du mouvement que sont Man Ray, Kertesz et compagnie, mais présente aussi des œuvres moins connues – envoûtantes mises en scène photographiques d’Artaud, par exemple – et fait découvrir des artistes moins célèbres dont les créations, à la même époque, partagent une volonté de réforme des modes de saisie du réel et de rupture des structures de la subjectivité.
Le titre de l’exposition, à double sens, témoigne de cette conscience aiguë qu’avaient les surréalistes de la force d’attraction et de séduction des images techniques qui, dès cette époque, commencent à proliférer et à s’infiltrer dans les moindres interstices de l’activité publique et privée. Subversion, ainsi, des images qui constituent la réserve culturelle des représentations qui nous organisent comme sujets, de l’ensemble des « codes » et repères d’identification fixés que la caméra, en sa mécanique même, répète et réaffirme ; mais subversion, également, par l’image, c’est-à-dire reconnaissance de cette puissance positive qu’ont les représentations de dérégler l’expérience visuelle et, par conséquent, de redéfinir les coordonnées dudésir, de redessiner les contours du réel.
Dans la mouvance de ces mises en cause radicales de la raison instrumentale entamées notamment par Marx et Freud, les surréalistes s’étaient donc donné pour tâche de générer autant de perturbations des représentations « idéales » contenues dans le « programme » photographique, de produire des images qui s’inscrivent dans un rapport différentiel au régime visuel dont la photographie, dispositif idéologique par excellence, est le dépositaire. Création d’images bouleversées et, à ce titre même, bouleversantes. Images rêvées par les surréalistes comme autant de cataclysmes, d’assauts perpétrés à la face du monde ancien et à la faveur de cette table rase nécessaire à ce que des mondes jamais imaginés puissent éclore.
C’est avant tout à la figure humaine, présente sinon suggérée dans la majorité des œuvres qui composent l’exposition, qu’il revient de faire l’objet de ces attaques ordonnées. Exemplaires à cet égard sont les images d’Ubac, où le corps humain, par les opérations du grattage, du brûlage, du voilage ou de la solarisation du négatif, se trouve livré tout entier au désastre de la dissolution, renvoyé à ce chaos d’avant la partition du subjectif et de l’objectif. Ailleurs, chez Boiffard par exemple, c’est par les effets du décadrage, du gros plan, d’angles de prise de vue inusités, que le corps, habituellement perçu comme totalité unifiée, se décompose en autant d’agencements vaguement harmonisés d’ « objets partiels », alors qu’il se voit chez Bellmer reconstitué en une espèce de cacophonie de membres anatomiques sauvagement raboutés.
C’est aussi en jouant avec la mécanique du procédé photographique, cette « écriture automatique » du monde délivrée du principe de réalité comme de toute volonté trop humaine, et avec la possibilité qu’offre ce procédé de réaliser des images aisément, que les surréalistes créent une imagerie subvertie et subversive. Ainsi chez Atget ou Brassaï, où la ville, saisie dans ses détours imprévus et recoins mystérieux, là où elle se trouve comme affranchie de la ventriloquie transcendante de l’ordre social, devient étrange et dévoile, pour reprendre une expression de Breton, le « peu de réalité » de la réalité. Ce sera finalement par le collage, le recours à la fiction théâtrale et la création d’œuvres collectives que les surréalistes feront violence à l’image traditionnelle et à la notion de sujet égocentriste qu’elle sous-tend.
Plusieurs signes semblent indiquer que les surréalistes étaient parfaitement conscients du fait que la subversion des images repose sur un ordre conventionnel relativement stable et sur les interdits qu’il comporte. Or qu’en est-il, aujourd’hui, de cette subversion des images ? Peut-on subvertir un ordre dont le principe même est la révolution continue ? Qu’en serait-il de l’artiste surréaliste lancé dans sa subversion des représentations face à l’orgie publicitaire explosive et débridée de notre système capitaliste ? Ces interrogations sont soulevées par la dernière section de l’exposition (et qui feront l’objet d’une table ronde organisée en marge de celle-ci). Cette section (ironiquement) intitulée Du bon usage du surréalisme, vise en effet à interroger ce moment où le surréalisme s’immerge dans la réalité socioéconomique, au lieu d’être l’opérateur de sa subversion.
Car il est, certes, un destin malheureux de l’esthétique surréaliste. Non seulement celle-ci s’est-elle assimilée au sens commun au point de devenir une « option stylistique » comme une autre (et d’autant plus avec l’arrivée de nos logiciels de traitement de l’image, qui incorporent et automatisent toute une grammaire de la déformation), mais a-t-elle fourni à la publicité ses outils parmi les plus efficaces. La coexistence de réalités antithétiques, le trait d’esprit, l’allusion sexuelle, la communication d’intensités affectives en deçà du niveau du sens, etc., ne participent-ils pas de la rhétorique même de la publicité et de ses dérivés ?
Et la subversion, à présent, est-elle toujours dévolue aux avant-gardes artistiques ? Ou est-elle devenue le lot d’autres formes d’expression (du terrorisme international, dirait funestement Baudrillard) ? N’est-elle pas, cette subversion, comme l’a bien noté Slavoj Zizek, désormais pleinement intégrée au système artistique établi, qui prescrit la réalisation continuelle de nouvelles provocations, exactement comme la loi du marché requiert l’invention constante de nouveaux produits et modalités du désir ? (Sans compter que, souvent, ces excès transgressifs artistiques sont moins mus par le souffle révolutionnaire que par un stérile désir de profonde affirmation de soi.) Quoi qu’il en soit, il convient de se demander, confrontés que nous sommes aujourd’hui au déclin des grands ordres traditionnels et aux flux démesurés du capitalisme, s’il est, derrière les perpétuelles métamorphoses de surface, une forme maîtresse de l’idéologie, et si l’image peut encore participer à son discrédit. Ou, face à la désintégration progressive de l’ordre symbolique, s’il y aurait moins à subvertir le sens dominant qu’à contribuer, par l’image, à réaffirmer notre condition subjective, soit notre essentielle et toujours problématique dépendance à la Loi. Toutes questions, nous semble-t-il, cruciales pour notre Temps.
1 L’exposition La Subversion des images – Surréalisme, photographie, film est organisée par le Centre Pompidou (Paris) et présentée en collaboration avec la Fundation Mapfre (Madrid) et le Fotomuseum Winterthur. Les commissaires de l’exposition sont Quentin Bajac, Clément Chéroux, Guillaume Le Gall, Philippe-Alain Michaud et Michel Poivert.
Né en 1976 à Montréal, Matthieu Brouillard est essentiellement photographe. Son travail a été présenté dans le cadre d’expositions et au sein de publications au Canada comme en Europe. En 2010, il sera chargé d’enseignement au département d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, Suisse.