[Printemps/Été 2011]
Lee Friedlander
America by Car
Whitney Museum of American Art, New York
Du 4 septembre au 28 novembre 2010
America by Car est le plus récent travail du photographe américain Lee Friedlander (1934–). Cette série de photographies noir et blanc au format carré prises du siège du conducteur à travers les fenêtres de véhicules divers montre moins une Amérique contemporaine qu’une Amérique à la Friedlander. L’exposition et le catalogue qui l’accompagne ont vu le jour en 2008 sous l’impulsion de la galerie Fraenkel, fidèle promoteur à San Francisco du travail du photographe. Juste retour des choses, Friedlander ayant acquis sa place au panthéon du médium à New York sous la houlette de feu John Szarkowski au Musée d’art moderne [New Documents (1967) avec Diane Arbus et Garry Winogrand], les 192 tirages étaient exposés au musée Whitney de New York, musée dédié à l’art américain.
Dans les années 1950, et ce, grâce à la prospérité acquise dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, les petits Américains découvrirent leur pays et ses paysages à travers les vitres de la voiture de leurs parents – un fait cité par de nombreux photographes actuels tels qu’Annie Liebovitz ou Lee Friedlander lui-même. L’industrie puis la culture américaine se focalisèrent sur la voiture. En 1951, Jack Kerouac écrivait Sur la route (publié six ans plus tard) et en 1958, son complice Robert Frank, avec l’aide de Robert Delpire, publiait en France Les Américains, un road-movie d’images fixes conjuguant la voiture, la route, la mort, les problèmes raciaux, la jeune génération montante américaine, le tout ponctué de drapeaux de ce pays. Un an plus tard The Americans trouvait enfin une maison d’édition outre-Atlantique et allait y bouleverser la scène de la photographie. L’appareil photographique devenait portable ; le Leica remplaçait la chambre Deardorff 20 x 25 cm ou le Graflex. Le paysage photographique se retournait sur lui-même et, de l’héritage du dix-neuvième siècle si bien décliné par Ansel Adams et ses disciples, se lançait dans la documentation plus ou moins distancée et conceptuelle des paysages urbains et périurbains – voir à ce sujet New Topographics, l’exposition de 1975 et son catalogue revu et augmenté de 2009.
En 1966, un an avant la consécration du travail de Friedlander au moma, Nathan Lyons organisait une exposition au musée international de la photographie à la Maison George Eastman (Rochester, ny) sous le titre Toward a Social Landscape (Vers un paysage social). Cette étiquette a collé un court instant à la peau de Friedlander. Cependant l’essentiel de son œuvre, celle qui s’est vue couronnée en 2005 par une vaste rétrospective au même moma et par le prix international Hasselblad (ainsi que par un ouvrage par chacune de ces illustres institutions), est beaucoup plus personnel, subjectif sinon même réflexif qu’il n’y paraît. Certes Friedlander est connu pour ses autoportraits, son ombre sur le manteau d’une passante new-yorkaise, son reflet dans une devanture de magasin, et ses différents autoportraits, assis à la place du conducteur, dans le rétroviseur extérieur de son véhicule, mais America by Car va au-delà. Ce qui pourrait, à première vue, être lu comme une longue succession de vues de bords de route américains, amusantes parfois,anecdotiques ou triviales souvent, encadrées par le montant d’un pare-brise ou d’une vitre latérale, légèrement déformées par l’objectif grand-angle de l’Hasselblad swc, s’avère, à la seconde analyse, livrer une succession d’hommages, de citations, voire d’auto (excusez le jeu de mots involontaire) citations. Avec America by Car, le photographe nous livre en guise d’introduction un portrait de John Szarkowski (à la mémoire de qui le travail est dédié), chapeau et imperméable clairs assortis à la « cape » de sa chambre 10 x 12,5 cm montée sur son trépied comme un épouvantail, ou plutôt ici un compagnon de route, projection de plus de 50 ans de mariage de Friedlander avec la photographie, avec en arrière-plan les silos à grain du Midwest, où Szarkowski, maître de séance de la photographie américaine au moma de 1962 à 1991, est né. Au-delà de quelques portraits qui pour beaucoup paraîtront anecdotiques, les images suivantes utilisent deux stratégies chères à Friedlander : la première consiste à montrer dans le rétroviseur un paysage soit complémentaire soit diamétralement opposé à celui vu par la fenêtre du véhicule dans lequel le photographe est assis ; la deuxième inclut, dans un paysage digne de Walker Evans, une des références photographiques de Friedlander, une masse verticale qui sépare le paysage entrevu en deux paysages semblant totalement disjoints, comme « photoshopés » dirait-on à présent. Vient ensuite une succession de bâtiments de bord de route à la Edward Ruscha ou William Christenberry, ou digne des New Topographics John Schott, Henry Wessel ou Stephen Shore. Puis arrivent des croix de bord de route, des drapeaux américains à la Robert Frank, des panneaux publicitaires vides ou aux messages abscons à la Nathan Lyons (Notations in Passing) et enfin des références à American Monuments et à The Desert Seen, deux célèbres séries du photographe lui-même.
À la relecture, America by Car semble rimer avec Death by Chocolate, ou Culture de voiture. Certes non mortelle, cette série peut soit faire mourir d’ennui, soit revigorer, émoustiller, amuser, par ses références multiples, son aspect millefeuille qui nous fait revisiter l’histoire de la photographie américaine de la deuxième moitié du vingtième siècle. Doit-on la considérer comme un testament ? Ce n’est pas l’envie qui manque de le faire.
Bruno Chalifour, né en 1956 à Limoges, France, est photographe, photojournaliste, critique, historien de la photographie et commissaire d’exposition. Il a cofondé la New York Artist Guild en 2006 et a occupé la fonction de secrétaire du comité départemental de la Haute-Vienne en France pour la photographie de 1982 à 1994. Il vit et travaille en photographie à Rochester, New York depuis 1998.