Leila Alaoui – Claudia Polledri

[Printemps-été 2017]

No Pasara
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 16 janvier au 7 mai 2017

par Claudia Polledri

« Ouvrez la porte ou je vais exploser » : cette phrase, écrite en arabe sur un mur de la ville de El Ksiba, au Maroc, et représentée dans un cliché de Leila Alaoui, résume bien le sens de cette série photographique intitulée No Pasara, exposée au Musée de beaux-arts de Montréal. Réalisées en 2008, ces images correspondent, dans leur ensemble, à l’arrêt sur image d’une question qui demeure d’actualité : ces vagues migratoires qui se répandent d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Mais surtout, ces vingt-quatre clichés représentent l’hommage le plus significatif que le Musée des beaux-arts de Montréal pouvait rendre à Leila Alaoui, cette jeune artiste franco-marocaine décédée le 15 janvier 2016 à Ouagadougou (Burkina Faso), lors d’un grave attentat. Elle s’y trouvait pour travailler à une campagne d’Amnistie internationale pour les droits des femmes.

Photographe et vidéaste engagée, présente sur la scène artistique marocaine et libanaise, mais dont l’œuvre a été exposée aussi en Europe et aux États-Unis, Leila Alaoui se forme à New York où elle étudie la photographie, le cinéma et les sciences humaines (City University of New York). L’effervescence du monde de l’art marocain l’avait ensuite ramenée à Marrakech où elle décide d’entamer un travail de terrain à l’aide d’un studio mobile. Son propos : donner un visage aux différentes cultures et ethnies présentes dans son pays. La voici donc, sillonnant pendant trois ans les routes du Maroc, surtout la zone du Moyen Atlas, pour réaliser une série de portraits, habits multicolores sur fond noir, intitulée Les Marocains, hommage maghrébin à l’oeuvre la plus célèbre de Robert Frank, et qui a été présentée à la Maison européenne de la photographie (novembre 2015-janvier 2016).

Demeurer le plus proche possible du terrain, s’y plonger, observer les pas de l’humanité qui la traverse et après, seulement après, en produire l’image. C’est ainsi que travaillait Leila Alaoui. Pour elle, faire des images c’était surtout un moyen de militer et de raconter la réalité de ceux qui, de l’autre côté de la Méditerranée, rêvent d’un destin meilleur. Ainsi, afin de saisir les difficultés de leur périple, elle est d’abord partie en Afrique subsaharienne pour écouter leurs récits, leurs espoirs et leurs craintes. De ces rencontres, et surtout de cette écoute, ressortira une vidéo-installation émouvante intitulée Crossings et présentée en 2014 à l’Institut du monde arabe (Paris) dans le cadre de l’exposition Le Maroc contemporain. Ce triptyque d’images vidéo, des paysages alternant avec des visages accompagnés de voix superposées (« J’ai envie de rester ici, mais où vais-je rester si je reste ? »), invite le spectateur à suivre les traces de ces voyageurs à travers les dunes du désert, la forêt, la route, le train, la mer, toujours en marche vers un « ailleurs » imaginé.

Ce même « ailleurs » que les jeunes Marocains projettent à leur tour au-delà de la mer auscultée depuis les villes portuaires de Nodor ou de Tanger, les noms des destinations imprimés à grandes lettres sur leurs t-shirts : France, España. Et pourtant, tel que suggéré par le titre de l’exposition, référence au fameux slogan antifasciste de la guerre civile espagnole (« No pasaràn »), « ils ne passeront pas ». « Ouvrez la porte ou je vais exploser » ou plutôt « imploser ». C’est en effet cette déflagration intérieure que Leila Alaoui parvient à représenter dans une série d’images habitées par la difficulté de demeurer dans cette terre du milieu : ne pas pouvoir rester, ne pas pouvoir partir. De ce sentiment d’impuissance la photographe retrouve les traces chez ces jeunes et ces enfants pensifs, les empreintes de leurs mains imprimées contre le mur, leur regard presque toujours dirigé loin, à la fois hors du cadre photographique et métaphoriquement prisonnier de celui-ci. Comme pour ses autres oeuvres, dans ce cas aussi Alaoui choisit d’abord de côtoyer ces jeunes voués à la clandestinité, jusqu’à arriver à prendre le bateau avec eux. De cet instant, celui du départ, elle nous laisse un cliché sombre, où l’on aperçoit le profil de trois hommes autour d’un bateau, dans un paysage entouré d’une lumière noire.

Contrepoint inévitable de la thématique de la migration, la notion de frontière s’avère aussi traverser l’ensemble de cette série. À celle territoriale, signifiée par la mer, Alaoui juxtapose des représentations plus littérales, comme ce cliché qui montre un rouleau de fil barbelé, ou d’autres, de nature plus symbolique, créées à l’aide du dispositif photographique. Il est question, par exemple, d’une plaque de verre, peut-être celle d’une porte, qui sépare des enfants de l’objectif de la photographe, ou encore d’une grille de fer qu’elle choisit de photographier en premier plan, façon d’entraver le regard de celui qui vise le profil d’un enfant en arrière-fond.

Finalement, ce que cette série photographique nous lègue, avec l’ensemble de cette oeuvre, est sans doute beaucoup plus qu’un itinéraire artistique certes fort prometteur. Par ces images, Leila Alaoui nous invite surtout à développer un nouveau regard sur la Méditerranée en nous rapprochant des histoires de ceux qui la traversent. Un regard qui, en prenant en compte la complexité et les liens qui relient une rive à l’autre, nous amènerait, d’après d’Edgar Morin, à « méditerranéiser la pensée », c’est-à-dire à penser ces rives selon un nouvel ordre, celui de la rencontre.

 

Postdoctorante et chargée de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Claudia Polledri assure aussi la coordination scientifique du CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, UdeM). Elle est titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982-2011). Actuellement, ses recherches se poursuivent avec l’étude de la relation entre image et histoire à partir du cinéma documentaire libanais.

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