[5 octobre 2022]
Par Julie Martin
Une avant-garde féministe. Photographies et performances des années 1970 de la Collection Verbund, Vienne
Arles, les Rencontres de la photographie
4.06.2022 – 25.09.2022
L’exposition Une avant-garde féministe. Photographies et performances des années 1970, présentée à Arles à l’occasion des Rencontres de la photographie de 2022, réunit sous le commissariat de Gabriele Schor des photographies et des vidéos issues de la collection de la Fondation Verbund à Vienne1. Réalisées à partir des années 1970 par des artistes femmes, ces images sont disposées selon un parcours organisé en cinq domaines : Femme au foyer/mère/épouse, Enfermement/évasion, Dictat de la beauté/corps féminin, Sexualité féminine, Identité/jeu de rôle. Ces simples thématiques concourent à démontrer que « le personnel est politique2 ». En usage dans les années 1970 au sein du milieu militant féministe aux États-Unis, ce slogan a mis en évidence le fait que le politique ne s’arrête pas aux portes du foyer, de la famille, du couple et des relations intimes. Les problèmes vécus de façon isolée au cœur de la sphère privée ne sont pas individuels, mais systémiques et constituent les symptômes d’une oppression collective. Sous cet énoncé sont ainsi réunies les principales revendications de la deuxième vague féministe qui, au contraire de la précédente, ne portent plus sur le droit de vote, mais sur une émancipation relative au corps, à la sexualité ou à la vie quotidienne.
Ces préoccupations jaillissent dans le travail de nombreuses artistes des années 1970. De façon plus caractéristique, c’est sur le corps féminin, le leur, bien souvent, qu’elles déploient leur démarche artistique, qu’elles le mettent en scène au sein de l’espace domestique à travers les activités quotidiennes aliénantes, qu’elles le travestissent au moyen d’attributs vestimentaires stéréotypés ou encore qu’elles le malmènent ou l’enserrent. Puisque le corps est le lieu d’exercice de la domination, il est aussi celui où se réalise la critique de cette dernière. Parallèlement, la performance, qui se développe dans l’art occidental des années 1970 en mettant au centre de la création le corps de l’artiste, est particulièrement investie par les mouvements féministes, car elle constitue une pratique artistique inédite, qui n’est pas encore imprégnée par une longue histoire de l’art patriarcale et la figure du génie masculin, comme peuvent l’être la peinture et la sculpture.
Éphémères, les actions des performeuses sont souvent destinées à l’objectif d’un appareil photographique ou d’une caméra, car l’image fixe ou en mouvement permet d’en conserver des traces. Le recours à ces médiums, comme dans le cas de la performance, est alors encore récent, dépourvu d’un long passif d’exclusion des femmes. La rapidité de production de l’image et sa relative simplicité semblent également répondre à l’urgence du besoin d’expression.
L’exposition poursuit l’exploration des visibilités dans le champ social et artistique en accueillant des œuvres connues, comme celles de la scène artistique états-unienne (Dara Birnbaum, Judy Chicago ou Carolee Schneemann, par exemple) et en rendant visibles celles d’artistes moins identifiées. Surtout, l’accrochage souligne l’existence de gestes similaires émergeant dans des contextes géographiques, politiques et culturels différents et, par là même, met au jour une condition d’assujettissement commune et un désir identique d’en échapper. Les huit photographies d’Isolamento, de Renate Eisenegger, montrent l’obstruction progressive de sa bouche, son nez, ses oreilles et ses yeux jusqu’à empêcher toute possibilité de s’exprimer. Les visages ficelés dans les œuvres d’Annegret Soltau et de Sonja Andrade évoquent tout autant une vie entravée. Jouer des codes vestimentaires pour démontrer la dimension construite de l’identité féminine est au cœur des photographies de Cindy Sherman, mais également de celles de Martha Wilson et de Marcella Campagnano.
Toutefois, l’art féministe est loin de constituer un ensemble homogène et dénué de controverses internes. Dès les années 1970 surgit la critique d’un féminisme blanc qui peine à prendre en considération les autres systèmes d’oppression, notamment ceux liés à la classe ou à la race. La théoricienne bell hooks montre comment, sous couvert d’universalisme, la situation des femmes blanches occulte celle, particulière, des femmes noires3. Une avant-garde féministe prend soin de restituer le travail d’artistes racisées qui, à travers leurs œuvres, ont témoigné de la spécificité de leur situation à l’intersection de plusieurs oppressions. Dans sa grinçante vidéo intitulée Free, white and 21, Howardena Pindell fait le récit d’agressions racistes que sa mère et elle-même ont vécues. Son interlocutrice, elle-même travestie en femme blanche, ne cesse de relativiser les outrages subis et de répéter le privilège dont elle jouit : « Free, white and 21 ». Les photographies de Lorraine O’Grady documentent les performances au cours desquelles elle s’invite dans les vernissages et les événements artistiques, revêtue d’une robe faite de gants blancs et d’une écharpe « Mlle Bourgeoise Noire 1955 ». Elle cherche ainsi à interpeller ses homologues sur leurs compromissions pour se conformer aux attentes de la sphère artistique blanche.
Loin d’être celles d’une époque révolue, les préoccupations et revendications visibles dans l’exposition demeurent d’une forte actualité. En 1970, Elizabeth Catlett dessine le visage d’une femme noire dont la tête est occupée par la mort de son enfant. Elle figure l’angoisse permanente des mères noires dont les enfants sont statistiquement davantage victimes de mort violente, ce que dénonce encore aujourd’hui le mouvement Black Lives Matter. Alors que le droit à disposer librement de son corps est omniprésent dans le travail de l’avant-garde féministe, la révocation du droit à l’avortement par la Cour suprême des États-Unis confirme que les avancées restent fragiles et que des reculs sont toujours possibles.
En choisissant d’abriter sous le terme d’avant-gardes des pratiques d’artistes femmes des années 1970, la commissaire Gabriele Schor restitue leur rôle précurseur tant sur le plan artistique que politique. Issu du champ militaire, le terme introduit une dimension combative qui contribue à démontrer que les femmes artistes n’ont pas seulement donné à voir le mouvement féministe ou mis en forme ses revendications, mais qu’elles ont été aux premiers rangs de la bataille contre le patriarcat.
2 De nombreuses féministes de la deuxième vague ont utilisé la phrase « le personnel est politique » dans leurs écrits, leurs discours, leurs actions militantes. Son origine est souvent attribuée à Carol Hanisch, autrice d’un essai ainsi intitulé, publié en 1969. Toutefois, dans un texte de 2006, celle-ci explique : « Je tiens à préciser que ce n’est pas moi qui ai donné à ce document son titre, « Le personnel est politique ». Pour autant que je sache, ce titre a été donné par Shulie Firestone et Anne Koedt, rédactrices de Notes from the Second Year où est paru l’article. Voir http://www.carolhanisch.org/CHwritings/PIP.html (consulté le 25 juillet 2022) [ma traduction].
3 bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, traduit par Noomi B. Grüsig, Paris, Cambourakis, 2021, 304 p.
Julie Martin est enseignante, associée à LLA-CRÉATIS (Université Toulouse – Jean Jaurès). Ses recherches portent sur les démarches artistiques documentaires à l’ère des images fluides et sur les liens entre art et politique. Elle est l’autrice de « Du médium au média, les pratiques artistiques documentaires face au net », paru dans Ligeia Dossiers sur l’art (2020), et, avec Sara Alonso Gómez, de « Contre-visualités : tactiques artistiques contemporaines à l’ère des nouveaux médias », paru dans Nouveaux médias : mythes et expérimentations dans les arts (2021). Elle est également critique d’art, commissaire d’exposition et codirectrice de l’espace de diffusion artistique Trois_a (Toulouse).