[7 février 2024]
Par Siobhan Angus
Récemment présentée à Toronto1, l’exposition Louie Palu: Cage Call est un portrait kaléidoscopique de la vie dans les collectivités minières du nord de l’Ontario et du Québec : travail sous terre, mobilisation syndicale et grèves, événements communautaires, maladies et accidents, funérailles. Sur une période de douze ans, entre 1991–2003, Palu a visité dix-huit mines d’or et d’argent dans l’une des régions d’exploitation en roche dure les plus productives au monde. Fait inusité, il s’est vu accorder un accès quasi illimité à plusieurs sites. Son père, un maçon en pierres, l’a présenté au géologue Frank Ploeger, qui travaillait à la mine Kerr-Addison, et ce dernier l’a aidé à accéder aux galeries souterraines. Il a complété cette exploration initiale par une participation aux réunions syndicales et l’établissement de liens avec les ouvriers, organisateurs et membres de la communauté. Cette démarche patiente de création de réseaux lui a ouvert bien des portes, se matérialisant par le corpus d’œuvres le plus complet sur l’exploitation minière en roche dure depuis On the Mines (1973), de David Goldblatt. C’est un témoignage sur les difficultés de la vie dans les régions d’extraction, et les photographies sont, en elles-mêmes, autant de documents physiques sur le travail de la mine. Cage Call situe cette activité au cœur de la vie moderne et au centre de l’histoire de la photographie.
Les photographies souterraines font ressortir l’obscurité de la mine par un contraste prononcé et des silhouettes austères. On y voit des mineurs à l’œuvre et au repos, certains prenant la pose, d’autres en apparence spontanés. Des scènes de militantisme syndical soulignent l’agentivité des travailleurs : sur une ligne de piquetage à Sudbury, un homme pose, l’inscription « Chasseur de briseur de grève » barrant son tee-shirt. Ultimement, les paysages fracturés de la mine forment un parallèle avec les corps blessés des travailleurs – tous deux abîmés par l’exploitation.
Le réalisme documentaire est la dynamique sous-jacente de la série et les photographies s’inscrivent par leur composition dans le champ du journalisme de reportage social. Palu a choisi le noir et blanc pour des raisons pratiques : la pellicule couleur était onéreuse pour le traitement et le tirage, et le milieu de travail souterrain sombre imposait les vitesses plus rapides du film noir et blanc. Le sujet ramène également à une solide tradition de photographie humaniste. La mine occupe depuis longtemps une place de choix dans les imaginaires culturels : elle symbolise l’exploitation capitaliste de la main-d’œuvre et des ressources naturelles, ce qui en fait un environnement propice à la réflexion sur la marche du monde. Si Cage Call ne déroge pas aux canons de l’approche libérale-humaniste de la photo testimoniale, le travail de Palu au sens large relève d’une approche plus complexe.
La culture visuelle prend résolument le virage du matérialisme, ce qui a conduit à un renouveau de la photographie documentaire au cours de la dernière décennie. Comme le démontre Sarah M. Miller dans Documentary in Dispute: The Original Manuscript of Changing New York by Berenice Abbott and Elizabeth McCausland (2020), le documentaire est un domaine complexe, aux perspectives concurrentes. Par exemple, dans ses photographies, Berenice Abbott cherchait à mettre en lumière ce que le capitalisme avait refoulé ou désavoué; ainsi, dans sa pratique documentaire, elle visait la mise en relief des structures cachées qui gouvernent la vie moderne. Avec Cage Call, Palu poursuit un objectif semblable : donner une visibilité aux réalités occultées. D’abord, il s’efforce d’ancrer les notions abstraites d’économie planétaire et de spéculation boursière dans le travail qui leur donne vie. Ensuite, il associe la photographie, comme médium, à la mine.
Exposer de telles représentations à l’Image Centre est, en un sens, une leçon de géographie. La Bourse de Toronto (TSX) occupe le premier rang mondial en matière de financement minier. Trois cents entreprises œuvrant dans le secteur sont inscrites au TSX, qui représente plus de 40 pour cent des valeurs minières dans le monde. En 2023, les sociétés spécialisées dans l’extraction et les minéraux comptaient pour 25 % des plus performantes du TSX, et les gazières et pétrolières, pour un autre 50 %. À la bourse, les volumes de terre extraits par les mineurs se réduisent à des objets spéculatifs. En quelque cinquante ans de néolibéralisme, la financiarisation a brisé les liens même les plus tangibles entre travail, matière et valeur. La crise financière de 2008 a mis au grand jour la spéculation foncière et les inégalités flagrantes centrales à nos économies contemporaines et a éveillé un regain d’intérêt pour le réalisme documentaire. Les photographies de Palu soulignent une tension dans les compréhensions actuelles de la photographie documentaire, posant la question : à quoi sert concrètement le réalisme dans un contexte d’affairisme?
Palu nous fait aussi toucher du doigt le rapport élémentaire entre mine et tirage : les matériaux extraits sont essentiels en photographie. L’argent est indispensable pour les épreuves à la gélatine argentique, le minerai brut étant raffiné en halogénures d’argent photosensibles. Les matériaux de base produits par la mine deviennent le vecteur de documentation de la mine. La photographie en tant qu’objet est donc aussi un produit d’extraction. Palu avance que les mines – et les collectivités qui les entourent – sont des composantes déterminantes de la chaîne d’approvisionnement photographique. La fusion qu’il nous propose entre mine et photographie nous invite à la réflexion quant à la complicité des artistes et institutions artistiques avec les forces d’exploitation du capitalisme mondial. Il lie la discipline elle-même aux communautés minières du nord de l’Ontario. En fait, Cage Call propose une vision au sens large : Palu ne réduit pas l’exploitation minière canadienne à une simple histoire régionale ou un aperçu du travail d’extraction, mais la situe comme un élément central de la vie contemporaine et, partant, de la photographie.
Luigino Palu (Louie Palu) est un photographe et cinéaste canadien qui s’intéresse aux questions politiques avec une approche hybride faisant appel à l’art et au documentaire. Il a reçu une bourse Guggenheim et un prix World Press Photo; ses projets ont fait l’objet de publications dans le New York Times, le Guardian, et ont été présentés au DOK.fest Munich. Son travail a été exposé au Museum of Fine Arts Boston et à la National Gallery of Art, entre autres. Il est diplômé d’un baccalauréat en beaux-arts de l’École d’art et de design de l’Ontario et d’une maîtrise en beaux-arts du Maryland Institute College of Art. Il est représenté par la Stephen Bulger Gallery.
Siobhan Angus est professeure adjointe en études médiatiques à l’Université Carleton, où elle est spécialisée en histoire de la photographie et des sciences humaines de l’environnement. Dans ses recherches actuelles, elle explore la culture visuelle de l’extraction des ressources, plus particulièrement sous l’angle de la matérialité, du travail et de la justice environnementale. Son livre Camera Geologica: An Elemental History of Photography est à paraître chez Duke University Press.