[27 mars 2024]
Par Michel Campeau
Toute conscience est donc mémoire – conservation et accumulation du passé dans le présent. Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
Henri Bergson, « La conscience et la vie », L’Énergie spirituelle, 1919, p. 10–11
La fin de mon adolescence s’est déroulée à peine quelques années avant l’apparition du Groupe d’action photographique (GAP), du Groupe de photographes populaires (GPP), du Groupe Photocell, du Collectif de l’imagerie populaire de Disraeli et de Camille Maheux et de ses amies complices du Plessisgraff. Avant cette croisée des chemins et la rencontre avec les Gabor Szilasi, Pierre Gaudard, Sam Tata, John Max, etc. Dans l’intervalle, entre notre enfance et l’âge adulte, Gabor avait fui le nazisme et le stalinisme de la Hongrie dictatoriale, pour découvrir le free-jazz et la contre-culture nord-américaine, Pierre Gaudard documentait la dureté et la solidarité du monde ouvrier au Québec, non sans avoir quémandé une autorisation aux directions américaines, John Max réalisait les photographies d’Open Passeport, Sam Tata se préparait à exposer ses images de Shanghai, vu avant la révolution culturelle, et Michel Saint-Jean égrenait son Amérique québécoise.
La plupart, sinon tous, issus des classes populaires, se sont rencontrés dès l’enfance, voisins et compagnons de jeux de quartier, écoliers aux études élémentaires et secondaires, ou dans les instituts techniques qui les ont formés professionnellement, tels le Collège Loyola, l’Institut des arts graphiques de Montréal et l’Institut de technologie de Montréal, avant la création des cégeps. Certains ont été diplômés en tant qu’ingénieur, graphiste et typographe, d’autres en études littéraires, en enseignement. Naîtront une pléthore d’artistes talentueux, auréolés de promesse, des photographes, cinéastes, journalistes et informaticiens. Tôt ou tard, les fictions du faux-vrai et l’expression artistique auront pris le pas sur l’idéologie.
Le déroulement de leur vie est parallèle au mien, moi qui vivais aux frontières et dans les ornières d’une paroisse voisine. Nous fréquentions quasi les mêmes lieux. Sans nous connaître, nos routes se croisaient sur le chemin de l’école. Cette réalité contiguë prédisait un devenir qui se rapprochait peu à peu de moi sans que je le sache. Je revois l’atmosphère caverneuse du sous-sol où notre amitié fut scellée. Cela se passait rue de Normanville dans le quartier Petite-Patrie à environ un kilomètre de la rue Drolet où j’habitais, dans l’amour à la fois autarcique et salvateur d’une famille matriarcale.
Ils avaient des âmes apparentes de révoltés, moi, l’âme obsédée d’un romantique. Impossible alors de prédire l’avenir, sinon qu’il s’annonçait morose et monotone, et que la photographie nous apparaissait tellement plus vraie que le réel. Nous avons tous quitté nos premiers emplois professionnels, et plusieurs d’entre nous avons choisi la photographie qui nous gardait de plain-pied dans le réel social. Non, non et non! Nous n’aurions pas de patrons, mais des modèles, oui. Je leur dois ma liberté, ma vie intellectuelle, ma curiosité, ma perspicacité, le mouvement artistique de mon existence, mes obsessions quant à la vérité sur mes origines et au sens de l’existence, assumant jour après jour les protocoles quotidiens de ma condition d’artiste.
Ce sont eux, du moins ceux qui ont choisi la photographie et qui définiront son devenir et ses premières idéologies, que je rencontrerai plus tard et qui modèleront mon existence, me feront renier mes amitiés chrétiennes et me construiront autrement que cloué à une croix. Avec mes parents et ma famille, chacun à sa manière, ils m’auront appris la générosité, l’humour, le respect d’autrui, l’indulgence et la bienveillance, si nécessaire de nos jours. À vivre et à mourir aussi. Je souhaitais que le prochain jour soit le premier du reste de mon existence et que ce texte ne soit pas le dernier.
Cette histoire de fin d’adolescence, de complicité et d’amitié pourrait s’intituler Avoir vingt ans au Québec en 1969. Ce déversoir de souvenirs se passe à l’été 1969, en quelques temps simultanés, soit sur l’île Bizard le long de la rivière des Prairies, les bords du lac Monroe dans le Parc provincial du Mont-Tremblant ou dans l’intimité des individus. Les protagonistes s’étaient bizarrement prénommés Le Groupe des 10 choses. Perdu dans la nuit des temps, aucun n’a réussi à m’expliquer ni le sens ni le pourquoi du comment de ce point aveugle, et si l’hypothèse que j’en ai retenue ne valait probablement rien, je tenterais malgré tout une explication, fut-elle étriquée ou farfelue ou probablement caduque, l’un d’entre eux m’ayant affirmé du bout des lèvres, comme une confession arrachée sous la torture, qu’ils étaient dix à former cette bande de guérilléros d’origine urbaine qui s’interpellaient par un « Eh, chose… », comme s’il était impossible de se nommer autrement.
Mes textes n’étant pas rythmés au métronome, je me disais, avant d’additionner les signes typographiques, qu’il vaudrait peut-être mieux reconsidérer mes priorités et leur ordre pour ne pas perdre de vue mes engagements, les besoins de ma vie affective, et conséquemment, ne pas me lancer à l’aveugle dans l’examen de ce corpus inattendu.
Peine perdue. Je me sens prêt à sauter à travers le cercle de feu. Je regarde en boucle cette prophétie visuelle qui m’interpelle du tréfonds de mes vingt ans. J’ignore si ces photographies sont des tirages d’époque, des pleins cadrages ou des recadrages. Je soupçonne qu’elles sont des numérisations des négatifs originaux, qu’elles ont été réalisées avec un appareil petit format – je penche pour un Minolta 35 mm, très populaire chez les amateurs d’alors –, un boîtier muni d’un objectif normal, d’un grand-angulaire ou d’un téléobjectif.
Je n’oubliais pas que j’écrivais à partir des photographies de Yurij Luhovy, lesquelles me tiennent en otage depuis que je les ai regardées à l’écran semer leurs points d’interrogation. J’ai été informé de l’existence de ces images par un ami qui les a obtenues d’un ami qui lui-même les avait reçues d’un ami qu’il n’avait pas revu depuis des lunes, et dont il reconnut la voix lors d’un entretien radiophonique abordant la question brûlante de l’Ukraine. Je connaissais la grande majorité des acteurs de ce théâtre d’été figurant sur des épreuves argentiques en saltimbanques, bohémiens ou clochards célestes, pour paraphraser Kerouac, ce grand jack d’écrivain-footballeur. J’ai reconnu l’un d’entre eux qui, je le sais, est gaucher – maintes fois rééduqué par ses enseignants – qui tire en visant dans la mire de l’œil gauche. Mais par respect pour leur anonymat, pour jouer avec la curiosité du lecteur, sa connaissance de la photographie d’ici, j’ai pris la résolution de taire l’identité des membres de cette commune de rebelles, contestataires du système.
Étais-je réellement le témoin privilégié d’un document historique, animé d’une prescience de ce que les individus deviendraient les uns et les autres ? Le seul que je n’aie jamais croisé est l’auteur de ces photographies ayant percuté ma sensibilité. Loin d’être de banales représentations du passé, elles sont avant tout historiques et programmatiques. J’étais convaincu d’avoir sous les yeux la preuve irréfutable de la préhistoire des tout premiers regroupements photographiques au Québec. Il fallait que leur auteur m’explique impérativement son parcours, les circonstances de la captation et les raisons de la dormance de ces photographies dans ses cartons d’archives pendant près de 60 ans. Ma curiosité était aiguisée et en redemandait. Je savais qu’il y en avait plus, qu’il s’en trouvait d’autres non identifiées, des trouvailles brillantes parmi le pêle-mêle des archives de Yurij Luhovy. Il l’ignorait encore, mais je souhaitais en faire un livre, les publier dans une revue spécialisée qui mettrait en perspective et en valeur leur historicité, ou encore, je les détournerais dans un ouvrage alimenté par la sensibilité des autres, tant elles sont un formidable contrepoint au chapitre consacré à mes amis de jeunesse.
Ce qui m’a séduit, c’est l’œil acéré de ce cinéaste en devenir, ces photographies noir et blanc venues d’un autre âge, leur densité, leur contraste, leur granulation, la tactilité des visages cadrés en plan rapproché, où il ne se passe rien et où, pourtant, les moments sont habités par la langueur de l’instant. Il m’était impossible de rester indifférent devant ce document témoin de la candeur et de l’innocence de l’entrée dans l’âge adulte. Je n’avais pas la berlue, j’étais bel et bien devant un pan de l’histoire de la photographie qui allait se développer à travers une toute nouvelle génération qui, forte de l’époque, de la culture, du nationalisme naissant et du gauchisme balbutiant, partagerait bientôt l’émulation d’une passion collective pour les images.
À regarder de près, on se croirait dans Le petit soldat de Jean-Luc Godard ou dans Le Révolutionnaire de Jean Pierre Lefebvre. Ou encore, comme plongé dans le vortex d’une cellule felquiste ou dans la tête d’une association de malfaiteurs. Mais il s’agit d’une fausse impression et je serais tenté de reprendre le slogan d’une commissaire qui avait placardé sur les murs d’une institution muséale : « On peut faire dire ce que l’on veut à une photographie ». Tout concourt pourtant à le croire : la tenue vestimentaire, le(s) fusil(s), le drapeau québécois, les lieux en retrait, etc. Pourtant, la seule revue subversive apparente, titrée GoGo, ressemble davantage à la musique yéyé, triomphante à l’époque. Les lectures obligatoires de tout bon marxiste en herbe, Le Petit Livre rouge de Mao Tsé-Toung, Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, Le Capital de Karl Marx et L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels, sont absentes des clichés. Mieux valait rester au vert.
J’ai écrit l’essentiel de ce texte d’un seul jet, mû par ma curiosité de collectionneur, mes velléités d’historien et d’écrivain improvisé. Les circonstances m’ont tendu un miroir. J’y ai entraperçu mon reflet et je m’y suis fondu, les yeux grands ouverts sur mes agissements et non plus dans la contemplation, les yeux fermés sur l’illusion de Dieu. Tous les possibles naîtront de ces voix inédites. Je ne sais pas qui est le beau gosse de la photographie ni qui est la fille, un sosie d’Anne Wiazemsky dans La Chinoise de Godard. Ces garçons et ces jeunes femmes dans le vent sont devenus mes alter ego et ont changé à jamais le cours de mon existence. Ils ont alimenté mes rêves, les ont fait bifurquer et m’ont éloigné de la tentation de mes agissements erratiques.
L’auteur tient à remercier Maryse Pellerin, amie, autrice, et réviseure linguistique et littéraire.
Né en Belgique en 1949, Yurij Luhovy est un réalisateur, monteur et producteur canadien d’origine ukrainienne. Diplômé de l’Université Sir George Williams (aujourd’hui Concordia) en cinéma et en littérature française, il a réalisé de nombreux documentaires historiques, tel que Les Ukrainiens du Québec, 1891–1945, et œuvré au montage de titres comme Kanehsatake : 270 Years of Resistance d’Alanis Obomsawin. Il termine actuellement un documentaire sur Halyna Stolar – sa tante –, une combattante ukrainienne contre l’occupation soviétique et allemande. Yurij Luhovy est récipiendaire de la Médaille du jubilé de diamant de la reine Elizabeth II, de l’Ordre du mérite du Gouvernement de l’Ukraine et de la Médaille Chevtchenko du Congrès national des Ukrainiens canadiens. Yurij Luhovy vit et travaille à Montréal.
La carrière de Michel Campeau s’étale sur cinq décennies. Soucieux de s’inscrire dans une intériorité allant à contre-courant du médium et en rupture avec les conventions formelles du documentaire, il explore les dimensions subjectives, narratives et ontologiques de la photographie. Ses œuvres ont été exposées et acquises par plusieurs institutions. Il est représenté par la galerie Simon Blais, à Montréal, où il vit et travaille, et par la galerie Éric Dupont, à Paris.