[13 janvier 2022]
Par Mona Hakim
De la frontière, le récent projet photographique de Michel Huneault, entamé lors d’une résidence au centre Adélard à Frelighsburg à l’automne 2020, a donné lieu à une transposition en ligne, fruit d’une collaboration créative fort concluante avec l’agence Topo. Une soixantaine d’images de sites paysagés et autant d’histoires orales retranscrites documentent et mettent en récit un court segment de frontière canado-américaine. L’ensemble des captations, conjugué à un procédé singulier de diffusion, offre une nouvelle résonance à un sujet d’investigation cher à l’artiste, celui de la migration.
En s’installant à Frelighsburg pour un séjour de résidence, Huneault profite du territoire situé à mi-chemin entre les lacs Memphrémagog et Champlain afin de documenter la situation frontalière en période pandémique. Une pandémie qui a mis à mal la venue de demandeurs d’asile qui, depuis avril 2020, se butaient à une frontière fermée. Après avoir exploré pendant plusieurs mois en 2017 les conditions du flux migratoire au chemin Roxham, l’occasion était belle pour le photographe d’effectuer un suivi sur le sujet, de franchir les périmètres d’une situation de paralysie inhabituelle et pour le moins perturbante.
Les photographies et quelques vidéos sont extraites d’un vaste territoire bucolique. Y figurent terres agricoles, plans d’eau et montagnes aux horizons champêtres, nuées d’oiseaux, ou encore cours arrière de résidences, marécages, sentiers enneigés, plans rapprochés de boisés et même pâturages et prés avec chevaux. Des jeux d’échelle et de plans, d’ombre et lumière, de plongée et contre-plongée galvanisent ces espaces campagnards et silencieux. Nulle présence humaine dans la plupart des prises de vue, hormis les propos de résidents recueillis au gré des déambulations du photographe et fidèlement retranscrits au bas de certaines images.
Ici, la frontière qui longe le 45e parallèle est arbitraire, à peine perceptible, ne s’annonce pas. Un mur invisible est pourtant bien tangible. Il n’y a pas si longtemps, les voisins canadiens et américains partageaient des terres et passaient la frontière en saluant le douanier sans arrêter la voiture. Or, une succession d’événements, depuis le 11 septembre 2001, jusqu’à la pandémie en 2020, en passant par l’arrivée de Trump sur la scène politique en 2016 ont contribué à la division territoriale et idéologique, et accentué les craintes pour les demandeurs d’asile. Dans ses notations accompagnant le projet, Huneault mentionne avoir ressenti un étrange sentiment de nervosité, voire de culpabilité à parcourir ce périmètre, cherchant à tâtons les signes discrets du changement de pays. À chaque retour à l’atelier, il s’empressait de tracer un carré noir sur ses photographies en guise de pense-bête, pour se rappeler de l’emplacement de la frontière.
En transposant la forme géométrique sur la plateforme numérique – sous la programmation avisée de TOPO –, Huneault a fait de ces signets un des éléments clés du document. Ainsi, à chaque arrêt sur images (ou presque), une pellicule sombre et translucide se dresse furtivement et stoïque dans le paisible décor paysagé, sorte d’écran séparateur à la fois symbole du caractère arbitraire de la délimitation territoriale et véritable « écran sanitaire, politique, social et humanitaire », pour reprendre les termes très justes du photographe. On pourrait observer certaines parentés entre cette surface d’évocation et l’écran vert employé au cinéma, technique permettant d’insérer sur ce même écran, invisible aux yeux du spectateur, des objets filmés séparément provenant d’une autre source1. Dans l’œuvre qui nous concerne, les murs écrans, avec leur présence imperceptible et transitoire, font quant à eux figure de mirage. Plus concrets, de courts textes en forme de légendes viennent ponctuellement et discrètement se glisser entre les images. Tantôt ironiques, tantôt confidentielles, émotives ou interrogatives, ces brèves histoires de gens anonymes, tout comme l’est leur lieu de domicile, captent l’attention et intriguent. Elles tissent la trame d’un récit intuitif et éclairant qui résonne par-delà le filtre frontalier et fournissent une structure à ce qui échappe ici à la vue.
Derrière les enjeux sociaux et politiques qu’elle soulève, De la frontière a d’abord été conçue comme une expérience d’associations vers l’acte d’édition. Le dispositif numérique, ainsi programmé par TOPO, s’applique à attester du caractère arbitraire d’un récit en soi, interrogeant son impact sur notre propre expérience de lecture. Un dispositif dont le flux continu des photos-textes-vidéos procède d’un séquençage ouvertement aléatoire, que ce soit par leur répétition inattendue au sein de la trame narrative, par la discordance entre l’image et le texte, et par un récit toujours en transformation, sans véritable début ni fin. Exercice déstabilisant pour l’utilisateur-lecteur qui doit constamment naviguer entre la signification initiale du récit qu’il a mémorisé et conceptualisé, et le moment où il verra cette trame narrative assemblée différemment avant même de l’appréhender selon ses propres schèmes associatifs.
En invitant le lecteur à participer activement à un exercice de sélection et de maillage aléatoires, Michel Huneault l’expose ainsi aux mécanismes qu’implique toute création livresque, à dessein de développer chez lui une attitude plus critique au décodage de tout contenu (visuel ou textuel), leurs significations étant éminemment changeantes en regard de leur contexte.
Depuis quelques années, la posture documentaire de ce photographe se situe dans la mouvance du « journalisme esthétique », qui consiste à fusionner les disciplines de l’art et les pratiques liées au domaine de l’information et des médias. Cette forme de documentaire au visage multiforme confronte l’actualité événementielle en offrant de nouveaux cadres d’interprétation et de diffusion, ceux-ci ouverts aux réflexions critiques, dialogues et autres approches phénoménologiques, tout en s’engageant à préserver la pertinence sociale de la photographie. De la frontière en est un bel exemple.
Michel Huneault est photographe documentaire et artiste visuel. Son travail s’articule autour des enjeux de développement, des traumatismes, de la migration et des réalités géographiques complexes, incluant les changements climatiques et sanitaires. Il détient une maîtrise de l’Université de Californie à Berkeley, où il fut Rotary Peace Fellow, se penchant sur le rôle de la mémoire collective à la suite d’un traumatisme de grande ampleur. Avant de se consacrer à la photographie, il a travaillé plus d’une décennie en développement international. michelhuneault.com
Mona Hakim est historienne, critique d’art et commissaire. Ses recherches portent sur divers enjeux liés aux pratiques photographiques contemporaines et actuelles. Ses récents écrits ont paru dans les monographies Bertrand Carrière : Solstice (2020) et Isabelle Hayeur (2020). À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une vingtaine d’expositions. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au niveau collégial.