[4 octobre 2023]
Par Jean Gagnon
MOMENTA Biennale de l’image, Montréal
7.09.2023 – 22.10.2023
Mascarades. L’attrait de la métamorphose est le titre général de la 18e édition de MOMENTA Biennale de l’image, un intitulé porteur de promesses tant la notion permet d’évoquer des carnavals nombreux.
La mascarade est une des ressources de l’art, notamment des arts visuels, de la photographie, du cinéma, du théâtre et de la danse. Il y eut un temps une pseudoscience, la physiognomonie, qui cherchait elle aussi à connaître les caractères humains en les associant à des faciès d’animaux et ainsi rendre visible l’invisible. Elle fut un outil pour les racistes. Le peintre français Charles Lebrun ne faisait-il pas appel lui aussi aux figures animales pour illustrer les passions humaines ? Parlant de métamorphose, rappelons les Métamorphoses du jour (1829) que publiait le grand caricaturiste Grandville. De tout temps, la mascarade a été associée à ce que Mikhaïl Bakhtine appelle le carnavalesque et elle fut une charge permettant les renversements de l’ordre des choses qui, au bout du compte, permettait aux pouvoirs et classes établis de se maintenir et de réaffirmer l’ordonnancement social.
La commissaire, Ji-Yoon Han, renouvelle cet attrait des mascarades en l’associant à l’idée de mimétisme, véritable moteur de l’élaboration de la biennale, affirme-t-elle, car celle-ci permet, au-delà du monde social et humain, de convoquer les mondes animal et végétal, aussi bien que les modes technologiques de ce phénomène.
[Le mimétisme] désigne l’aptitude à « faire comme » : à imiter (faire pareil), ce qui implique d’abord et avant tout une capacité à se transformer (se dé-faire) […]. [Il] concerne les comportements humains, l’expérience du vivant tout entier (mimétisme animal et végétal), mais aussi la modélisation technologique (mimétisme du machine learning). Il nous situe dans l’entre-deux qui distingue le soi et l’autre, qui les relie et qui les amène à se fondre l’un dans l’autre.1
Une sorte de panmétamorphisme ou de panmimétisme l’a guidée dans sa sélection d’œuvres qui touchent aussi à la question des identités variables, ces « frictions », parfois des fictions, identitaires. De telles frictions, on en trouve dans l’œuvre de Séamus Gallagher, Mère Mémoire Cellophane (au Musée McCord Stewart), et elles s’incarnent dans une série d’impressions lenticulaires faisant miroiter des images incertaines. Reprenant l’icône de Miss Chemistry lors du lancement mondial du bas de nylon à l’exposition universelle de New York en 1939, Gallagher s’amuse de l’idée de cette peau synthétique.
Les œuvres des 23 artistes de la biennale ne se rapportent pas toutes à la mascarade de manière évidente. Par exemple à Dazibao, de très belles œuvres comme The Vision Machine et Mirror System de Carey Young nous arrêtent plus par la monstration d’une subjectivité féminine cadrée par le régime scopique masculin que par une évidente mascarade. Le second titre rappelle tout de même que, dans les régimes scopiques masculins, la mascarade peut être une stratégie féminine pour articuler une identité comme sujet et comme spectatrice2; mais échappe-t-elle à la conformité, au regard dominant et à la réification ?
Certaines œuvres possèdent d’indéniables qualités en elles-mêmes et savent nous toucher sans toutefois avoir un rapport probant au thème. Par exemple, Liminal, de Maya Watanabe (à Occurrence) est d’une sensibilité délicate alors que la caméra entraîne notre regard dans l’observation en gros plan d’un humus riche dont on découvre peu à peu qu’il est le lieu d’un charnier où des corps humains ont été découverts au Pérou. La pièce évoque la disparition et la tromperie, et ultimement les exactions péruviennes à l’égard des communautés quechuas.
Plusieurs autres portent des enjeux postcoloniaux et relèvent de démarches de décolonisation. Face aux travestissements des histoires coloniales et des dominations européocentrées, quelques artistes opposent des figures provenant de cultures marginalisées. Ainsi, la projection vidéo Moko Is Future de Jeannette Ehlers (à la Fonderie Darling) oppose la stature de Moko, personnage masqué au costume coloré monté sur des échasses, au décor terne, gris et figé de Copenhague dans lequel il évolue en dansant. Une belle œuvre comme Le spectre des ancêtres en devenir de Tuan Andrew Nguyen (à VOX) évoque un reliquat peu connu du colonialisme résultant des amours entre des femmes vietnamiennes et des tirailleurs sénégalais en Indochine. Il en reste une histoire familiale, douloureuse et touchante, mais aussi des visages dont les traits parlent de ces métissages.
Ceci n’est pas une métaphore (à la Fonderie Darling) présente des œuvres de Valérie Blass à l’érotisme étrange : d’abord une photographie, Ce qui a déjà été vu ne peut pas être dévu, montre des modèles à moitié nus dans des vêtements moulants et suggestifs, puis une installation sculpturale, Le mime, le modèle et le dupe, représente les vêtements aperçus dans la photo, coquilles évidées conservant les formes corporelles détaillées. L’étrangeté naît de cette peau sans corps, de ces représentations sculpturales qui excitent notre désir de voir confronté à l’absence. Redoublement éminent du fait photographique à savoir que la chose représentée demeure manquante. Serait-ce là l’image-peau dont parle la commissaire ? C’est certainement le lieu vide que le désir veut remplir.
La Galerie de l’UQAM montre une heureuse juxtaposition d’œuvres par lesquelles la thématique de la mascarade est explicitée avec élan dans des parodies ironiques ou cyniques. Deux projets, l’un d’un collectif québécois, l’autre d’une artiste mexicaine, montrent une sensibilité similaire, une semblable satire des enjeux d’un monde que l’on estime en déperdition. Malgré leurs différences, elles possèdent une manière commune d’ironiser par l’usage de figures ancestrales, mais caricaturées, selon leur culture respective. Le Roman de Remort, ou les fabliaux inhumains et vilains de l’Ultime Carnaval du collectif Marion Lessard fait voir des personnages déguisés dans une forêt et l’on comprend, par leurs vêtements et masques, l’inspiration des fabliaux médiévaux. Nous sommes plongés dans un conte qui a mal tourné, dans un Roman de Renard, que le titre rappelle, dévoyé. C’est évidemment parodique et grotesque, un carnaval pessimiste pour dénoncer notre traitement de la nature. Avec Agüeros. Mascarade pour la fin des temps, Naomi Rincón Gallardo fait aussi appel à des déguisements et des masques. Des projections vidéo présentent une sorte de syncrétisme visuel désespéré ou revenu de tout, dystopique, mais trouvant amusant de se costumer sous des formes rappelant les figures mythiques des Mexicas (les Aztèques). C’est une réappropriation euphorique d’éléments culturels précolombiens reformulés et bricolés pour dénoncer le cloaque du présent.
La mascarade se rapporte au domaine des apparats, du faire-semblant et de la duplicité, loin des vérités de l’identité. À notre époque où le ressenti identitaire se voudrait comme la véracité personnelle de chaque individu, cette biennale nous force à plus de circonspection. De Lynn Hershman Leeson, la vidéo Logic Paralyzes the Heart (au Musée des beaux-arts de Montréal) aborde l’identité artificielle d’une cyborg. La quête de cette artiste dans l’ensemble de son œuvre depuis les années 1960 procède par l’utilisation de masques et de personae afin d’explorer « l’identité, la réalité et la vérité3 ». Et depuis les années 1980, elle questionne de plus en plus les relations de l’identité personnelle et les structures sociales et culturelles, l’environnement de la surveillance numérique et le complexe militaro-industriel.
Une autre œuvre, SocialSim de Hito Steyerl (au Musée d’art contemporain de Montréal), présente une allégorie des mondes numériques et virtuels modélisés à partir de données sur la violence policière. Critique sociopolitique (son titre étant une déformation de socialism), il s’agit aussi d’une fable sur l’art, les artifices, les avatars et l’intelligence artificielle alliée au carnaval des simulations qui s’annoncent. De tels simulacres s’imposent de plus en plus à nous pour nous divertir et nous aliéner, mais les artistes veillent, ce que MOMENTA démontre.
2 Voir “Film and Masquerade, Theorizing the Female Spectator. Mary Ann Doane on the Woman’s Gaze”, Screen 23, no. 3–4, septembre – octobre, 1982, https://eurofilmnyu.files.wordpress.com/2014/01/doane-film-and-the-masquerade.pdf.
3 Voir Moira, Roth and Diana, Taini, « Interview with Lynn Hershman », dans Lynn Hershman, Chimaera monographie no 4, Montbéliard Belfort, France, Éditions du Centre international de création vidéo, 1992, p. 108.
Jean Gagnon est commissaire d’exposition et critique d’art indépendant après avoir été conservateur au Musée des beaux-arts du Canada, directeur de la fondation Daniel Langlois et directeur des collections de la Cinémathèque québécoise. Auteur de Vidéocaméléon, un ouvrage consacré à l’art vidéo au Québec de 1972 à 1992, il termine un livre sur le langage et le rythme chez Michael Snow.