From « Blaue Horse » Till Now Days 1965–2022, de Boris Mikhaïlov – Érika Nimis

[30 août 2023]

Par Érika Nimis

Le ton est donné dès la première de couverture qui ressemble à une page arrachée d’un cahier de brouillon, gribouillée, taches et ratures à l’appui, par le photographe Boris Mikhaïlov (né à Kharkiv en 1938). Ce catalogue « irraisonné », qui rassemble ses 27 projets réalisés au cours des 57 dernières années, rend un juste hommage au processus créatif en
« révolution permanente1 » de cet artiste qui a marqué des générations de photographes2. Difficile, en effet, de figer, d’encataloguer sur papier l’œuvre éclatée de l’Ukrainien pour qui la « mauvaise qualité » est un « outil de subversion ».

Boris Mikhaïlov, From « Blaue Horse » Till Now Days 1965–2022, Paris, Londres, Maison européenne de la photographie, Mörel Books, 2022, 576 pages.

Publié en 2022, à l’occasion d’une rétrospective à la Maison européenne de la photographie (MEP3) et déjà à sa deuxième édition, ce catalogue bilingue (anglais et français) de quelque 600 pages a été conçu et édité avec la complicité de son épouse Vita, de l’éditeur Mörel et du commissaire Simon Baker, directeur de la MEP depuis 2018. From « Blaue Horse » Till Now Days permet, en plus de parcourir, de s’arrêter, de revenir, à tête reposée, sur la production foisonnante du photographe, de saisir toute la cohérence de sa démarche artistique au fil du temps.

D’où vient le titre du livre? L’explication est donnée au début dans une sorte d’avant-propos photographique, avec la reproduction pleine page d’une série de clichés intimes noir et blanc pris dans les années 1960 par une bande d’amis de Kharkiv, hommes et femmes, dénommée les Blaue Horse (auxquels sont jointes, faisant écho, quelques photos couleur de Mikhaïlov). Ces images les conduiront en prison pour actes de « débauche ». « En URSS, écrit Mikhaïlov, les dissidents étaient souvent taxés de pornographie ou déclarés fous. » À la même époque, le jeune Boris, ingénieur photographe dans une usine, commence à prendre des nus de sa femme. En 1968, le KGB découvre ses photos… Il évite la prison de justesse.

Dans une œuvre extraordinairement riche qui défie toute catégorisation, Mikhaïlov a depuis lors bravé en permanence les codes étriqués de la photographie soviétique et l’héritage lourd de cette période jusqu’à nos jours. Tous les incidents techniques et autres ratés, reflétant le tréfonds de sa pensée parfois retranscrite à même les photos, sont sciemment exploités par Mikhaïlov qui utilise la dérision et un pseudo-amateurisme comme boucliers contre la censure.

Sur papier, les séries de la période soviétique de Mikhaïlov, réalisées dans la contrainte de la censure et des pénuries matérielles, sont toujours aussi puissantes, si ce n’est plus que dans la rétrospective, car à portée de main, dans l’intimité du livre. Je pense notamment aux images de la série originelle, Yesterday’s Sandwich (1960–1970), qui ouvrait sous forme de diaporama l’exposition, superbement synthétisée dans le catalogue en quelques pleines pages, « combinaisons aléatoires, reflets du dualisme et des contradictions de l’Union soviétique ».

La qualité de la mise en page et de l’impression respecte et magnifie même toutes les imperfections qui sont la marque de fabrique de Mikhaïlov et permet de plonger dans la riche complexité de son œuvre, de revoir ou de découvrir des séries emblématiques comme Red (1968–1975) ou At Dusk (1993). Elle permet aussi d’apprécier pleinement des séries plus récentes de la période postsoviétique, combinant toujours plusieurs médiums, en mode expérimental, telles que Theater of War, Second Act, Time Out (2013–2014), chronique chaotique de la révolution de Maïdan. « Pour moi, écrit le photographe, le sentiment dominant dans cette série est la tension, l’anxiété dans l’air. Peut-être était-ce l’anticipation de la guerre. » La série Parliament (2015–2017) exploite judicieusement, quant à elle, les retransmissions télévisées brouillées des discours de parlementaires, symbolisant « le climat de confusion et de méfiance qui régnait aux premières heures du conflit ukrainien » en 2014. Conçue comme un « journal intime photographique », la série Diary 1965–2022 clôt le livre, telle un bouquet final.

Toujours éclairants, les mots du photographe qui introduisent chaque série permettent d’appréhender encore mieux son univers. À noter qu’un livret contenant la traduction des notes manuscrites dans les séries Viscidity (1982) et Unfinished Dissertation (1984–1985), ainsi que des essais de Simon Baker, Laurie Hurwitz (commissaire de l’exposition) et de l’artiste Leigh Ledare (ami des Mikhaïlov) complète le livre principal.

1 Expression empruntée au titre du livre d’Alisa Lozhkina, Une révolution permanente : l’art ukrainien contemporain et ses racines, 1880–2020, Paris, Nouvelles éditions Place (L’art à l’écrit), 2020.
2 Kharkiv abrite depuis les années 1970 un mouvement photographique de grande ampleur, appelé École de Kharkiv, dont Boris Mikhaïlov est l’un des fers de lance.
3 Pour le compte rendu : cielvariable.ca/boris-mikhailov-journal-ukrainien-erika-nimis/

Photographe, historienne et éditrice, spécialiste de l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest, Érika Nimis est chercheuse affiliée au Département d’histoire de l’art de l’UQAM. En 2020, elle a entamé un projet photographique sur l’Ukraine, d’où est originaire sa grand-mère paternelle.