Boris Mikhaïlov, Journal ukrainien — Érika Nimis

[14 décembre 2022]

Journal ukrainien
Maison européenne de la photographie, Paris
7.09.22 – 15.01.23

Par Érika Nimis

L’exposition Journal ukrainien proposée par la Maison européenne de la photographie (MEP) constitue la plus importante rétrospective jamais consacrée à l’œuvre foisonnante et iconoclaste de Boris Mikhaïlov, en résonance avec plus d’un demi-siècle d’histoire contemporaine ukrainienne. Elle déploie chronologiquement, sur deux étages, une vingtaine de séries, accompagnées des explications du photographe.

L’enfance de Boris Mikhaïlov, né à Kharkiv en 1938, est marquée par le stalinisme. Première capitale de l’Ukraine soviétique (1919–1934), Kharkiv a connu une véritable effervescence culturelle, accueillant une avant-garde artistique qui sera décimée lors des purges staliniennes des années 1930.

Les années 1960, sous Khrouchtchev, voient l’émergence de nombreux clubs photo destinés aux amateurs. C’est dans l’un d’eux que se forme vers 1970 un groupe de photographes, Vremya (« Le Temps »), qui s’emploie à contrer les dogmes de la photographie réaliste socialiste incarnée par la revue Sovetskoe Foto. Ce groupe donnera naissance à l’École de photographie de Kharkiv dont Mikhaïlov est le plus célèbre représentant.

À la fin des années 1960, Mikhaïlov devient photographe par accident, désigné pour enregistrer la vie dans l’usine d’État où il travaille comme ingénieur. Lorsqu’en 1969, le KGB découvre qu’il utilise le laboratoire de son usine pour tirer des nus de sa première femme, il est immédiatement viré et évite la prison de justesse. Cette expérience traumatisante le transforme en artiste dissident qui fera de la photographie un outil d’émancipation et des rues de Kharkiv le laboratoire de ses expériences subversives.

Pour contourner la censure, il photographie d’abord son cercle intime. La nudité des corps (de sa femme, de ses amies, de lui-même), frondeuse et joyeuse, est omniprésente dans son œuvre, de même que la dérision, meilleure arme pour résister à la grisaille et l’inertie ambiantes.

L’expérimentation photographique est au cœur du processus créatif de ce touche-à-tout qui voulait être cinéaste et dont la pratique se distingue notamment par le recours au diaporama, à la sérialité, et par la performativité des corps photographiés. En dépit des contraintes matérielles et idéologiques de l’époque soviétique, Mikhaïlov sort littéralement la photographie de son cadre, brise toutes les conventions, privilégiant, en raison des pénuries, mais aussi par choix assumé, des supports pauvres, issus parfois de rebuts. Ses tirages sont flous, tachés, de mauvaise qualité (Black Archive, 1968–1979), parfois imprimés à plusieurs sur une même feuille de papier, de petit format et donc faciles à dissimuler (son studio est fréquemment visité par le KGB) ou à exposer à la sauvette, en privé, dans les appartements de collègues et amis.

À partir des années 1980, poussé par « l’énergie toute puissante du désespoir », le photographe affirme sa subjectivité. Il explore alors tous azimuts le format du livre dans les séries Viscidity (1982), Unfinished Dissertation (1984–1985) ou Diary (1973–2022), colle ses images « désuètes et monotones » sur des feuilles volantes, qu’il gratifie de diverses interventions (colorisation, dessins, collages, grattages) et réflexions écrites, raturées et soulignées, comme s’il s’agissait d’un brouillon. Dans un des textes de l’exposition, il raconte comment il a superposé un jour, par hasard, deux diapositives couleur « en sandwich », donnant ainsi naissance au poétique et baroque Yesterday’s Sandwich (1960–1970), diaporama d’une dizaine de minutes que rythme l’intro de Dark Side of the Moon (Pink Floyd, 1973) et dans lequel sphères privée et publique se télescopent de façon surréaliste et colorée.

Dans la série Luriki (1971–1985), Mikhaïlov, photographe de studio le jour, détourne une pratique populaire en URSS jusque dans les années 1980 (du fait de l’inaccessibilité des films couleur) : la colorisation des portraits privés, hautement subversive selon lui. Présentée dans la même salle, Sots Art (1975–1986) pousse encore plus loin la critique du soviétisme, en transformant des photos de reportages en farces tragi-comiques, comme ces hommes aux chemises d’un jaune toxique, posant, un masque à gaz sur la tête, sous le portrait de Lénine aux lèvres rehaussées de rouge.

Dans toute l’œuvre de Mikhaïlov, la couleur est porteuse de sens. Red (1968–1975) revisite les défilés communistes organisés par l’État, en épinglant le rouge omniprésent dans la société… jusqu’aux visages acnéiques de la jeunesse. Les vues panoramiques colorisées au bleu cobalt de la série At Dusk (1993) évoquent, quant à elles, le « crépuscule » dans lequel est plongée l’Ukraine après l’effondrement de l’Union soviétique. À cette époque, Mikhaïlov vit à Berlin d’où il rayonne sur la scène internationale et parachève, en franc-tireur assumé, une œuvre hors-norme. Les séries de cette période sont caractérisées par l’abandon du noir et blanc et le recours à de très grands formats.

Un panneau à l’entrée de la MEP prévient le public du caractère perturbant de certaines images de nudité et de pauvreté. Miroir grossissant des bouleversements sociaux qu’a traversés son pays, Mikhaïlov alerte les consciences avec la série Case History (1997–1998) qu’il appelle son « requiem » : quelque quatre cents portraits bruts mettant en scène des sans-abris aux vies détruites. Photographier la crudité de la misère humaine, ce n’est pas seulement chercher à outrepasser l’éthique photographique, comme la critique le lui reprochera parfois. C’est rester fidèle à l’« esthétique négative » qu’il prône depuis les tout débuts de sa carrière, une esthétique qui continue d’ailleurs d’influencer les nouvelles générations de l’École de photographie de Kharkiv.

1 La rétrospective est accompagnée d’un fort beau catalogue bilingue publié chez Mörel Books, Boris Mikhailov : From Blaue Horse till Now Days.
2 https://ksp.ui.org.ua/fr/
3 J’emprunte cette idée à l’historienne de la photographie Nadiia Bernard-Kovalchuk qui mène actuellement des recherches sur l’École de photographie de Kharkiv.

Photographe, historienne et éditrice, spécialiste de l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest, Érika Nimis est chercheuse affiliée au Département d’histoire de l’art de l’UQAM. En 2020, elle a entamé un projet photographique sur l’Ukraine, d’où est originaire sa grand-mère paternelle.