ABLAZE (did Rodin like chandeliers?), par Ewa Monika Zebrowski – Michel Hardy-Vallée

[12 novembre 2025]

Par Michel Hardy-Vallée
ABLAZE (did Rodin like chandeliers?), Ewa Monika Zebrowski

  • ABLAZE (did Rodin like chandeliers?), par Ewa Monika Zebrowski. Photo: Datz Books

Combien de dimensions y a-t-il à une feuille de papier ? Eu égard à sa minceur, trois semble excessif ; mais deux semble aussi insuffisant : comment un livre peut-il avoir une troisième dimension si ses pages n’en comptent que deux ? Les papivores ont sans doute été les pionniers de la troisième dimension, mais l’épaisseur du papier demeure un facteur négligé dans la conception des livres, sauf à ce qu’elle soit maximisée pour isoler le contenu des pages les unes des autres.

Conjuguant des photographies prises à l’hôtel Biron (dernière résidence du sculpteur Auguste Rodin, qui abrite aujourd’hui le musée éponyme à Paris) à un poème d’Anne Michaels (Juliette Lussier, pour la version en français) et des pages de champs chromatiques, ABLAZE, d’Ewa Monika Zebrowski, remet en cause notre façon de voir les livres photographiques par sa superposition méticuleuse d’images et de matière. Cette quatrième collaboration entre Zebrowski et Michaels a bénéficié de l’expertise de l’éditeur coréen Datz, qui a imprimé l’ouvrage sur des machines Xerox de pointe. Ce dernier, qui a œuvré en étroite collaboration avec Zebrowski sur tous les aspects de la production, a mis son savoir-faire au service de la vision sensible et minimaliste de l’auteure.

  • Photo: Datz Books

Tout en déambulant dans l’immense bâtiment ornementé, Zebrowski s’intéresse à ses miroirs embués installés sur des cheminées en marbre, à ses lustres chatoyants et à ses sols carrelés géométriques. Les sculptures de Rodin et son portrait peint semblent être les seuls à peupler ce qui est en fait l’un des musées les plus visités de France. À l’extérieur, les arbres se parent de jaune dans le jardin sous une lumière pâle et froide, aperçus depuis une fenêtre voilée par la réverbération lumineuse. Ces lieux solitaires sont propices au moment d’inspiration intime exprimé par Michaels dans un poème sur le corps vieillissant : « tu me fais / penser / à ce qui est embrasé ». De minuscules étoiles en percent la page, reliée au reste du bloc par un fil d’or cousu. 

Ce livre délicat, ingénieux et touchant est pensé pour une découverte tactile. Les couvertures à grain fin aux nuances de farine grillée sont gaufrées du titre en lettres dorées, tranchant avec le mince papier kraft des pages qui laisse transparaître les suivantes, créant des strates visuelles. La transparence, généralement considérée comme un défaut d’impression, permet ici une conception de chaque page en lien avec celle qui la précède et celle qui lui succède. L’opacité calculée du papier autorise un mariage des images et champs de couleur, jusqu’à un certain effet de profondeur. En contrepartie, les miroirs et fenêtres embués prolongent l’impression de superposition sur le plan pictural, déstabilisant la division des rôles entre image et support. La marge d’erreur de Zebrowski est infime : quelques grammes de plus dans le papier ou points d’ajustement du contraste dans les photos ruineraient le rendu.

  • Photo: Datz Books

Notre théorie vernaculaire de la vision est mimétique : la lumière entre dans la chambre noire de l’œil, est focalisée par un cristallin, puis imprime les images de notre environnement sur la rétine. Néanmoins, un récent examen de la vue m’a rappelé que voir, ce n’est pas photographier. Un éclair de lumière aveuglant a certes produit l’image rémanente attendue, mais aussi la forme exacte de ma rétine et de ses vaisseaux sanguins flottant dans les airs pour les quelques secondes suivantes. La mimésis s’était mordu la queue : ma rétine se regardait elle-même. En fait, l’excitation des nerfs par le flash montre que voir, c’est plus toucher la lumière que la représenter. De même, les couches picturales et matérielles d’ABLAZE ne représentent pas en soi, mais contribuent à façonner une expérience sculpturale de la vision. 

En regardant simultanément vers l’extérieur et l’intérieur, Zebrowski évoque un sentiment bien connu des cinéphiles qui ont en mémoire L’année dernière à Marienbad (1961), l’énigmatique déconstruction du soi par l’architecture signée Alain Resnais. Sa prise en considération minutieuse de la configuration des lieux, de leur décoration et de leur dimension optique permet l’atteinte d’une forme de paix intérieure, une dissolution de la personnalité. On se perd parmi ces pièces silencieuses, dans ces couloirs sans fin, ces salons d’un autre siècle. S’avérer incapable de se remémorer ce qui s’est produit là est au cœur du voyage, jusqu’à ce qu’un embrasement soudain de reconnaissance intérieure nous saisisse. Nous ne sommes pas que de simples miroirs de l’histoire compilant des événements dans l’album photographique de nos souvenirs : les voiles et lumières crues nous sculptent dans l’existence, nous donnant parfois le sentiment d’être faits de marbre. Traduit par Frédéric Dupuy

 


Ewa Monika Zebrowski est photographe et poète. Elle a présenté quarante expositions individuelles et produit quelque vingt-cinq livres d’artiste depuis 2001. Son travail figure dans plus de cinquante collections institutionnelles et muséales au Canada, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, dont celles du MoMA, du Getty Research Institute et de la Menil Collection. www.ewazebrowski.com


Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie, commissaire indépendant et chercheur invité à l’Institut de recherches en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le livre de photographie, la narration visuelle, les pratiques interdisciplinaires ainsi que sur les archives, dans les contextes québécois et canadien. Il est l’auteur de Premières planches : photos de John Max (VU, 2025).