[Automne 2024]
Dans les tourbillons de la mondialisation
par Fabien Pinaroli
[EXTRAIT]
Abus de souffle, exposition au Jeu de Paume à Paris1, a rassemblé quelques-unes des fabulations économiques et politiques produites par Bertille Bak ces dix dernières années. L’ensemble peut être considéré comme le bilan d’un parcours et d’une œuvre qui suscitent un enthousiasme grandissant, comme en a témoigné la nomination de l’artiste au prix Marcel-Duchamp en 2023.
L’exposition forme un cocktail impressionnant sur lequel il est intéressant de se pencher. En premier lieu, Bertille Bak se montre respectueuse des personnes et des communautés avec qui elle collabore, y compris dans la création de situations souvent cocasses, et qu’elle appelle volontiers « ses tribus » ; elle considère que la représentation ne doit pas être une prise d’images, mais un échange, un bout de chemin réalisé à plusieurs. Ensuite, elle procède par des résidences longues et de l’observation de terrain à la manière d’une ethnographe – mais sans l’objectivation scientifique – ; elle tisse alors des liens de connivence au sujet des situations économiques. De cette complicité naissent des récits surréalistes, entre document et fabulation, où le culot, l’ironie et l’imagination tiennent une place centrale. Enfin, il y a les conditions de production : les installations vidéo et les objets exposés sont fabriqués ou échangés avec les communautés. Une fois ce cocktail examiné et ses ingrédients séparés apparaissent les doutes d’une jeune artiste sur les enjeux de sa montée en visibilité.
Les tribus de Bertille Bak sont constituées de personnes emportées dans les tourbillons de la mondialisation au péril de leurs vies, de leur métier, de leur honneur, de leur jeunesse. Ce sont des cireurs de chaussures, stigmatisés comme parias à La Paz, en Bolivie, qui portent un masque pour ne pas être reconnus (La Brigada, 2018–2024), des artisans de la province de Tétouan au Maroc déclassés par l’arrivée de produits chinois (Abus de souffle, 2024), des femmes payées à la pièce pour décortiquer des crevettes pêchées aux Pays-Bas (Boussa from the Netherlands, 2017). Ce sont également des enfants qui travaillent dans les mines, entre autres pour alimenter nos téléphones portables (Mineur Mineur, 2022). Les scénarios des films où tous ces groupes apparaîtront sont travaillés collectivement. Ces films ne seront pas que de simples énonciations, mais appelleront à l’art de la tactique, celui qui permet de résister face à un pouvoir établi. Là où le pouvoir se tient dans une position de surplomb, les tacticiens sont littéralement « coincés » et réduits à expérimenter des positions alternatives (contorsions, aplatissements, camouflages, insinuations, glissements, accroupissements, sauts…) dans une approche minimaliste et néanmoins intensive du rapport à l’espace. Dans Figures imposées (2015), où transpire l’esprit de la tactique de Michel De Certeau2, des femmes en situation d’exil, tel un commando en formation, semblent s’entraîner à prendre des positions repliées pour entrer dans un coffre de voiture ou dans un train d’atterrissage d’avion.
Projection à deux canaux, Abus de souffle (2024) est une métaphore du détournement collectif du flux du commerce international et de l’exploitation du Sud par le Nord. Le premier écran montre au Maroc l’un des derniers artisans de soufflets servant à raviver le feu. Progressivement, dans le village, les gens se rassemblent, chacun avec un soufflet, pour une action collective et se mettent alors à « souffler du vent » en direction de la mer, vers l’endroit déterminé. Le deuxième écran présente une scène en miroir, de l’autre côté de la Méditerranée. L’opération se passe dans une boutique d’aspirateurs, puis sur une plage de sable bordée de grosses usines, où une dizaine d’hommes transportent les électroménagers ; ils se postent sous deux grands manchons donnant la direction du vent (Sud-Nord) et, bras en l’air, « aspirent le vent » du large. La représentation de ces personnes jouant un rôle « transformateur » dans les flux des échanges internationaux est sans doute vaine, mais elle demeure évocatrice d’une entreprise de groupe qui permettrait plus sérieusement – par un sublime effet papillon – un rabattement et une mise au sol définitive du capitalisme. Bertille Bak, qui n’avait pas envisagé cette lecture, a précisé, lors d’un entretien, qu’une de ses motivations profondes est de croire en la force d’une équipe3. Il s’agit plus exactement d’un mélange subtil entre puissance collective et création individuelle. Ensemble, l’artiste et sa tribu définissent la structure d’un scénario. Une intrigue dont les actions semblent à première vue dénuées de sens se construit et n’est résolue que dans la scène finale. Le système de production mondialisé, qui spécialise les tâches à outrance à la recherche du moindre coût, rend lui aussi absurdes les circuits empruntés par les marchandises. En postproduction, Bertille Bak conçoit des trucages et des collages à peine masqués, des bruitages très sonores et un bricolage de séquences image par image qui donnent à certaines scènes l’ambiance d’un M. Hulot débarquant chez Méliès.
Pour Mineur Mineur (2022), réalisé au cours de la crise de la COVID, Bertille n’a pas pu se rendre à la rencontre de sa tribu d’enfants travaillant dans les mines de cinq pays. Dans ce film, métaphore de l’échappée à des conditions sociales difficiles, des dispositifs mécaniques ou des tunnels obliques permettent aux enfants de se hisser vers le haut. Sur cinq écrans verticaux, des décors de carton-pâte représentent cinq minerais selon leur couleur : noir pour le charbon en Inde, gris l’étain en Indonésie, doré l’or en Thaïlande, brillant l’argent en Bolivie, bleu le saphir à Madagascar. L’ambiguïté est maintenue dans la scène finale, comme dans la plupart de ces fabuleuses fables. Les mineurs mineurs accèdent à un état de grâce, le temps de faire surface audessus de la masse rocheuse. À la suite de quoi, ils sont à nouveau renvoyés en bas. Si les nombreux échanges entre l’artiste et les enfants se sont réalisés grâce une messagerie instantanée, Bertille Bak a délégué le tournage à des associations locales. Dans l’exposition, ce film déroge de la plupart des productions dans lesquelles l’artiste, les discussions et la caméra qu’elle porte à bout de bras deviennent médiatrices et transformatrices. Moins présents ici, son trio d’armes (culot, ironie, humour) et son esprit tacticien sont remplacés par la distanciation et une ambiance désenchantée, due à la gravité du sujet. L’impossibilité du contact avec les enfants a-t-elle mis en péril l’éthique de Bertille Bak comme dans le cas de nombreuses œuvres qui puisent dans la démarche ethnographique et entretiennent des ambiguïtés au profit des artistes4 ? L’éthique réside dans la durée des relations que Bak met en place. Ce projet étant plus vaste que le simple film présenté au Jeu de Paume, Mineur Mineur n’est que le début des collaborations avec les enfants. Un voyage en Inde pour retrouver les enfants des mines de charbon pointe à l’horizon.
L’exposition n’est pas qu’une succession de salles vidéo. On déambule entre des écrans et de petites étagères, des moniteurs et des rayonnages industriels. Le tout se fait de manière organique. Les gabarits des soufflets que Bertille Bak a échangés avec les artisans sont présentés au début du parcours. Plus loin, on croise les boîtes en bois colorées des cireurs de chaussures boliviens, puis les petites bouteilles remplies d’yeux de crevettes – seul déchet non réutilisé après décorticage – peintes aux couleurs du Maroc par les femmes de Boussa from the Netherlands. Ces objets utilitaires, transformés en ready-made et donc esthétisés, jettent un doute sur la sincérité de Bertille Bak lorsqu’elle tourne en dérision le modèle économique mondialisé. Si leur provenance est révélée, les conditions dans lesquelles elle les a obtenus ne sont pas décrites. Quelle destination réserve-t-elle à ces objets au sein du circuit dans lequel ils vont désormais circuler, celui de l’art contemporain ? Cette question apparaît comme primordiale, puisque l’œuvre crée des liens avec les laissés-pour-compte ; il serait contreproductif de reproduire les rapports de domination au seul profit de l’artiste.
En Bolivie, Bertille Bak a acheté à chaque cireur la boîte qu’il avait décorée et a financé la production d’une nouvelle. À l’artisan marocain, elle a acheté ses gabarits et lui l’a formée pour qu’elle en fabrique de nouveaux. Elle a payé les femmes pour la fabrication des bouteilles d’yeux de crevettes. Dans l’exposition, ces objets se font témoins, leur présence indicielle vaut celle des personnes qui ont participé aux actions. La mise en circulation commerciale de ces objets est totalement écartée. Au sujet de ses propres lignes rouges et des ambiguïtés de son travail, Bertille Bak parle d’une dualité éthique intrinsèque. Dans un entretien où elle porte le sens critique vis-à-vis d’elle-même au paroxysme, Laurent Jeanpierre suggère que « prendre au sérieux ta biographie rectifiée devrait alors conduire à réinterroger tout ton travail : et s’il ne portait pas d’abord sur toutes ces “familles” reléguées et méconnues, mais sur l’ambivalence qu’elles suscitent, le mélange d’attraction et de répulsion qu’elles inspirent ? Dans l’art, chez les artistes, auprès du public. Tu n’objectives pas des groupes, avec la distance qu’un tel geste impliquerait ; tu auscultes nos sentiments, et les tiens en premier lieu, vis-à-vis de celles et ceux qui vivent très bien sans nous et peut-être même sans toi5 ».
Le travail de Bertille Bak s’installe là où il est le plus probable qu’il soit un agent actif : la représentation de groupes marginalisés et les relations entre les gens. C’est une excellente tactique de résistance. Le travail collectif, celui du retournement et de la mise en mouvement, la prise en charge de la représentation de soi, la constitution d’une mémoire alternative en image, tout cela présente une pertinence indéniable. Est-ce utile et salvateur ? Pour qui ? Ces questions se posent aujourd’hui. Finir sur une note d’espoir consiste peut-être à suggérer à Bertille Bak de se pencher sur le marché de l’art ou sur la condition des artistes, ses pairs, dont une bonne partie est, elle aussi, en voie de paupérisation.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Dans les tourbillons de la mondialisation]
NOTES
1 Du 13 février au 26 mai 2024.
2 Michel De Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, Gallimard, 1992, p. 60.
3 Entretien avec l’artiste, 5 mars 2023.
4 Hal Foster, dans « The Artist as Ethnographer? » (1995), entreprend de remettre en question l’autorité ethnographique, plus précisément la condescendance sociologique de cette autoreprésentation assistée par l’artiste, comme le rappelle Julie Portier dans le texte « Finir en beauté » sur le travail de Bertille Bak (2013). Dans un entretien avec Laurent Jeanpierre (publié dans Bertille Bak : faux et usage de faux, 2024, Rennes, PU Rennes, 128 pages), l’artiste, consciente des ambiguïtés de son travail, énonce : « Arguant la dénonciation de l’exploitation de l’humain, ne profite-t-elle pas également d’un système qu’elle dénonce ? Car derrière ce travail collaboratif et participatif continuellement revendiqué, c’est son seul nom qu’elle hisse en lettres capitales sur les centres d’art ».
5 Bertille Bak : faux et usage de faux