Caroline Monnet, Sororité – Caroline Nepton Hotte, Habiter les lieux : affirmation des femmes autochtones

[Automne 2024]

Habiter les lieux : affirmation des femmes autochtones

par Caroline Nepton-Hotte

[EXTRAIT]

Offrir un espace de relation, en toute sécurité, pour affirmer une présence immémoriale, c’est ce qu’a effectué l’artiste Caroline Monnet à travers quelques œuvres photographiques et filmiques. L’artiste multidisciplinaire et cinéaste d’origines anishinaabe et française propose de créer des lieux de résistance pour les femmes autochtones. Les œuvres Creatura Dada (2016), Emptying the Tank (2018), History Shall Speak for Itself (2018), Debouttes! (2022) et Echoes From a Near Future (2022) témoignent de son désir de mettre un frein à la double discrimination subie par celles-ci dans la société et les milieux du cinéma et de l’art1. Célébrant l’agentivité et la puissance de ses sœurs des différentes Premières Nations, Caroline Monnet propose de brouiller les limites des représentations par une esthétique qui défie les idées reçues sur l’histoire coloniale. Comme l’avance le chercheur Pedro Pablo Gómez, « la décolonialité esthétique s’occupe de rendre visibles les pratiques historiques de résistance2 ». Par l’usage de la photographie et du film, elle offre des espaces de contestation et de résistance face aux discours dominants véhiculés par le passé colonial qui perdurent encore aujourd’hui. Elle remet en question l’histoire canonique des arts visuels au pays en nous invitant à renverser notre regard sur les femmes autochtones et s’inscrit dans la mouvance de la résurgence des Premières Nations au Canada, célébrant les voix autochtones, les mémoires et les savoir-faire longtemps interdits par l’État colonial.

Au-delà des politiques instaurées par le gouvernement interdisant aux Autochtones de nombreuses pratiques culturelles, l’art, le cinéma et les médias ont perpétué des stéréotypes au fil du temps et effacé particulièrement la présence des femmes autochtones. Le cinéma hollywoodien, le documentaire, la photographie les ont tour à tour objectivées, les montrant figées dans un passé réifié ou encore hypersexualisées. Ces représentations ont ouvert la voie à la perpétuation d’une violence brutale, ce qu’a révélé l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées3. Caméra au poing, Monnet récupère l’espace public par l’usage notamment de techniques médiatiques, afin de renverser le pouvoir de (re)présenter ces femmes et de raconter autrement en mettant en valeur leurs savoirs.

Dans la vidéo Creatura Dada, réalisée pour la 45e édition du Festival du nouveau cinéma de Montréal, en 2016, Monnet réunit, autour d’un luxueux repas, la cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin, l’artiste anishinaabe et québécoise Nadia Myre, Émilie Monnet, artiste de théâtre anishinaabe et française, Swaneige Bertrand, cheffe, costumière et styliste membre de la Nation Acho Dene koe des Territoires du Nord-Ouest et québécoise, et sa sœur, l’écrivaine Nakha Bertrand. La scénographie déjantée célèbre « un nouveau départ et la fin du monde tel que nous le connaissons » et met en lumière l’audace des femmes autochtones. Avec cette œuvre de quatre minutes, les six femmes coiffées et vêtues de manière élégante se délectent dans une atmosphère dada, rompant avec les idées reçues. Creatura Dada a permis à son autrice de briller en 2019 à la biennale du Musée Whitney, à New York, et contribué à son ascension fulgurante dans le milieu des arts visuels.

L’autoreprésentation est vitale pour la décolonisation et pour combattre les stéréotypes qui persistent dans la société4. Les femmes autochtones ne sont donc pas disparues, comme l’écrit Marc-André Fortin5, puisqu’elles tiennent maintenant la caméra et s’inscrivent dans une histoire de l’art au pays et à l’échelle mondiale. Cette idée de l’autochtone disparu, ou « Vanishing Indian », et son absence dans l’art, la littérature et le cinéma s’expliqueraient, selon lui, par le désir des Canadiens et des Québécois de faire disparaître les Autochtones, du moins symboliquement, afin d’affirmer leur propre souveraineté sur le territoire. 

L’art autochtone actuel, notamment les œuvres créées par des femmes comme Caroline Monnet, offre des perspectives uniques et vitales sur et par celles-ci. L’art présente leurs perspectives pour défier les préjugés et démontrer la diversité, la présence actuelle des femmes autochtones et leur force.

En 2018, Monnet a été invitée par le Festival international du film de Toronto à occuper la vitrine de son quartier général. L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, qui a mis en lumière des violences de genre, était alors en cours. Monnet a choisi de poser un regard critique sur l’histoire du cinéma documentaire et la photographie ethnographique avec History Shall Speak for Itself, un montage d’images numériques présentant des femmes artistes autochtones fortes et fières en alternance avec des images d’archives issues de films anthropologiques. Par des processus de citation et de remédiation des archives de l’Office national du film et par la représentation d’artistes autochtones actuelles, Caroline Monnet renverse les stéréotypes et brouille les codes dans le but d’exprimer de nouveaux rapports de pouvoir. Le titre de l’œuvre titillera un peu le spectateur attentif, car l’histoire ne parle pas d’elle-même. Elle appartient à celles et ceux qui ont le pouvoir de la raconter. Or, si les médias sont le message, comme l’a écrit Marshall McLuhan, et qu’ils sont les « outils de colonisation6 » employés par Caroline Monnet, ils deviennent des moyens pour actualiser les pratiques ancestrales et des armes pour décoloniser les représentations des femmes et affirmer leur présence dans l’espace public.

Dans son installation photographique Debouttes!, elle emploie la même stratégie de remédiation. L’œuvre a été présentée dans le cadre de l’événement Je suis une femme d’octobre, en 2022, qui célébrait les cinquante ans de mobilisation féminine et leur impact profond sur la société. Exposée dans la vitrine du théâtre Espace Go, à Montréal, Debouttes! représente la lutte des femmes autochtones et tisse un lien avec les autres femmes du Québec. Il faut savoir que, durant les années 1970, les premières ont fait campagne pour renoncer aux mesures patriarcales de la Loi sur les Indiens. Une fois de plus, Caroline Monnet procède par alternance et fait dialoguer des images d’archives avec la photographie numérique en couleur. Elle brouille le narratif dominant et propose une version alternative de l’histoire. Installé depuis au siège de l’UNESCO, à Paris, le montage photographique juxtaposant femmes objectivées du passé et autoreprésentation témoigne de la lutte internationale des femmes autochtones et de leur agentivité actuelle.

Sur le plan sémiotique, l’hybridation vestimentaire employée dans History Shall Speak for Itself et dans Echoes From a Near Future, œuvre photographique plus récente, nourrit encore une fois un dialogue entre le passé, le présent et un futur à imaginer où les femmes autochtones demeurent présentes. Dans les deux cas, l’artiste met en valeur des motifs inspirés de l’iconographie anishinaabe et des objets tra­ditionnels. Comme l’a déjà souligné Guy Sioui Durand, commissaire wendat, c’est plutôt en termes d’adaptation, d’intégration et de créativité que sont revisités les artéfacts d’artisanat autochtone7. L’usage de signes et symboles dans Echoes From a Near Future joue aussi avec les spatiotemporalités, inscrivant sa pratique dans ce que les chercheurs8 nomment le futurisme autochtone. Ici, elle se fait aussi critique des promesses d’habitations non tenues par le gouvernement fédéral, alors que dans ces communautés la crise du logement sévit. Tant de traités sont signés et ne sont pas toujours respectés.

Tout comme lorsqu’elle présente des objets artisanaux dans History Shall Speak for Itself afin de les inscrire dans le présent, Caroline Monnet conçoit des œuvres en pensant à ses sœurs et choisit d’interrelier différentes générations. Elle y arrive aussi en représentant des enfants sous l’œil bienveillant des ancêtres, des aînées et d’un groupe de femmes artistes fortes. En fin de compte, elle magnifie celles-ci par une stratégie d’affirmation politique enrichie par un visuel poétique et une volonté de mobiliser un langage symbolique inspiré des pratiques anishinaabe.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Habiter les lieux : affirmation des femmes autochtones]

NOTES
1 Marie Goyon, « Comment être artiste, femme et autochtone au Canada ? Du stigmate à son renversement dans l’art contemporain », Sociologie de l’Art, OPuS, vol. 18, no 3, 2011, p. 35–52, https://doi.org/10.3917/soart.018.0035.
2 Pedro Pablo Gómez, Angélica González Vásquez et Gabriel Ferreira Zacarias, « “Esthétique décoloniale”. Entretien avec Pedro Pablo Gómez », Marges, no 23, 2016, p. 102–110.

<3Réclamer notre pouvoir et notre place, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, 2019, http://epe.lac-bac.gc.ca/100/201/301/weekly_acquisitions_list-ef/2019/19-23/publications.gc.ca/collections/collection_2019/bcp-pco/CP32-163-2-3-2019-fra.pdf.
4 Goyon, « Comment être artiste, femme et autochtone au Canada ? ».
5 Marc André Fortin, « Indigenous social justice movements and the anti-modern: Theresa Spence, the De Beers Victor Mine, and the Indigenous body », British Journal of Canadian Studies, vol. 34, no 1, janvier 2022, https://doi.org/10.3828/bjcs.2022.3.
6 Sarah Sharma et Rianka Singh, Re-Understanding Media: Feminist Extensions of Marshall McLuhan, Durham, Duke University Press, 2022, https://www.jstor.org/stable/10.2307/j.ctv2drhchc.
7 Guy Sioui Durand, « Auto­­ch­tones : de la décolonisation de l’art par l’art », Liberté, no 321, 2018, p. 24–26.
8 Voir Grace L. Dillon, Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction, Tucson, University of Arizona Press, 2012, http://www.gbv.de/dms/sub-hamburg/668230606.pdf, et Jason Lewis, « A Better Dance and Better Prayers: Systems, Structures, and the Future Imaginary in Aboriginal New Media », dans Steve Loft, Kerry Swanson (dir.), Coded Territories: Tracing Indigenous Pathways in New Media Art, Calgary, University of Calgary Press, 2014, p. 48–77.


L’artiste

D’origines anishinaabe et française, Caroline Monnet est une artiste multidisciplinaire connue pour son utilisation de matériaux industriels et son mélange de référents visuels, à la fois populaires, traditionnels et issus de l’art abstrait. Depuis ses études à l’Université d’Ottawa et en Espagne, à la Universidad de Granada, elle fait carrière dans les arts visuels et dans le cinéma. Ses œuvres ont été présentées aux biennales du Whitney et de Toronto, ainsi que dans des musées à Montréal, Francfort, Copenhague, parmi d’autres villes, et font partie de collections en Amérique du Nord et de celle du siège de l’UNESCO à Paris. Basée à Montréal, elle est représentée par la galerie Blouin Division. carolinemonnet.ca


L’autrice

Caroline Nepton Hotte est professeure d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Membre de la communauté ilnue de Mashteuiatsh (Québec), elle s’intéresse depuis plus de vingt ans aux questions autochtones et particulièrement aux enjeux concer­nant les femmes. Elle a travaillé en relations publiques au sein d’institutions gérées par et pour les Premières Nations, puis comme journaliste à Radio-Canada. On peut la lire dans Contem­porary Indigenous Cosmologies and Pragmatics (2021), les Cahiers du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones, Recherches amérindiennes au Québec et des revues d’art. Elle a organisé et animé plusieurs conférences et tables rondes.