Charles-Frédérick Ouellet, Autour d’un livre et d’un prix – Sophie Mangado

[Automne 2024]

Charles-Frédérick Ouellet, Autour d’un livre et d’un prix

par Sophie Mangado

Fin avril 2024, le Québécois Charles-Frédérick Ouellet prépare une exposition éclair à Montréal à l’occasion du lancement de son livre To Winter There1. Le hasard faisant parfois bien les choses, quelques semaines auparavant, le photographe a décroché le prix Image unique, volet Amérique du Nord et Centrale 2024, décerné par le World Press Photo (WPP). Au-delà de ce qu’elle raconte, son image singulière incarne aussi l’approche du photographe, oscillant constamment entre dé­marches documentaire et artistique. Ses projets au long cours sont portés par un sens du récit avec un ancrage territorial fort. En mer pour la série Le Naufrage, sur les traces d’un explorateur à la trajectoire septentrionale entre le Labrador et la Louisiane pour To Winter There ou dans le dénuement de terres épuisées par les feux de forêt pour la série Ligne de foudre d’où est tirée l’image lauréate au WPP, le photographe interroge notre rapport à l’espace géographique et aux éléments naturels. À quelques heures du lancement montréalais de son ouvrage, Charles-Frédérick Ouellet s’est ouvert sur les coulisses de la photo qui lui vaut les honneurs du concours international et sur la démarche qui habite chacun de ses projets.

SOPHIE MANGADO : Le regard que tu poses sur tes sujets est à la croisée de la photographie narrative documentaire, voire photographie de presse parfois, et d’une démarche d’auteur plus conceptuelle. De ton point de vue, où te situes-tu ?

charles-frédérick ouellet : L’intérêt pour le documentaire a été mon premier élan vers la photo. Après un stage à l’agence Magnum à Paris, je suis revenu au Québec où j’ai commencé à travailler dans des centres d’artistes. J’ai découvert un environnement très différent. Ça a créé une sorte de rupture, parce que mon travail était fondamentalement documentaire jusque-là. Avec les centres d’artistes, j’ai touché à un univers conceptuel. Mon travail s’est retrouvé en galerie privée et j’avais de l’intérêt pour le livre photographique – des modes de diffusion autonomes, à l’écart du milieu médiatique. Je diffusais très peu avec les médias. Puis j’ai commencé à proposer des séquences d’images adaptées de mes séries, qui pouvaient prendre une forme documentaire proche du reportage, et à les publier dans la presse. Ça a fait en sorte que j’ai cultivé ces deux approches parallèlement. Je passais de projets sur le long terme à des commandes directes à livrer en quelques jours.

Aujourd’hui, je n’essaye plus de savoir si j’appartiens davantage à un milieu qu’à un autre. Mon travail évolue dans les deux. Les médias d’information considèrent que j’ai parfois une approche trop décalée du sujet, le milieu artistique peut me reprocher une pratique trop traditionnelle… J’y trouve mon compte, cette polyvalence me sert. Je cultive cet univers où des images vivent rapidement et d’autres prennent du temps avant de trouver une place dans l’espace public. Je vois ça comme une liberté.

sm : À quelles retombées peux-tu t’attendre suite au prix décerné par le WPP ? Des dizaines de milliers d’images sont examinées par le jury chaque année. Avais-tu soumis un grand nombre d’images, plusieurs séries ?

cfo : Je participe chaque année depuis quinze ans, c’est incontournable. Cette année, j’ai envoyé un seul projet, issu de ma série Ligne de foudre. Bien sûr, pour un photographe indépendant, remporter le prix décerné pour la région Amérique du Nord et Centrale, alors que j’étais en concurrence avec les plus grands journaux des États-Unis, où les photographes ont énormément de moyens, c’est une belle fleur. Cela dit, il n’y a pas de retombées directes. Le lendemain matin, le téléphone ne sonne pas pour t’envoyer photographier quelque part. Mais c’est un sceau de crédibilité sur ton travail. Quand tu contactes des gens dans le milieu de la photographie qui savent que tu es lauréat d’un WPP, ça fait en sorte qu’ils considèrent tes propositions.

Je pense aussi que ce prix m’amène à réfléchir plus profondément à la manière dont je vais traiter «  mon » territoire. Recevoir un prix comme celui-là, territorialisé, ça me dit qu’on estime que je comprends les enjeux locaux sur lesquels je travaille.

sm : Le jury a retenu une image issue de ta série. Est-ce que tu estimes que c’est effectivement celle-là qui devait se distinguer ?

cfo : Si une image devait se démarquer dans cette série, je pense que c’était la bonne. Elle est arrivée alors que j’étais sur le terrain depuis longtemps. C’est un contexte dans lequel la tête travaille beaucoup à l’intuition. Au début, on photographie des choses, ça ne fonctionne pas, on cherche. À un moment, on commence à prendre du recul et à photographier d’autres choses. Le cerveau s’affaiblit, on ne réfléchit plus. Je suis passé à côté de la roche [au cœur de l’image] toute la journée, avec une patrouille. On ne combattait pas de feu ce jour-là. On devait vérifier les points de chaleur sur un territoire donné, guetter d’éventuels résidus de fumée. C’est une journée où j’avais le temps, où j’étais disponible intellectuellement, prêt à voir autrement. L’image est arrivée comme ça. Après un mois et plus passé à couvrir et à combattre les incendies, je comprenais davantage la pertinence de raconter ce qui advient une fois le feu éteint. Ce qu’il reste et comment nous le regardons.

Aussi, j’aime faire des clins d’œil à l’histoire de la photographie. Dans la série envoyée au WPP, deux ou trois clichés sont des références presque directes à des images de Larry Burrows et Don McCullin. J’ai conçu la série ainsi, en espérant qu’elle se démarque. Présenter des scènes aux poses presque identiques à celles de représentations qui habitent notre inconscient collectif augmente peut-être la chance de susciter l’intérêt du jury. Sur le terrain, ces clins d’œil à des images emblématiques se font instinctivement. Pour celle-ci, je me suis souvenu d’une photographie de William Notman, qui représentait des piles de bois coupé dans une forêt. Les personnages servaient à donner l’échelle. Cet effet d’échelle m’est revenu quand j’ai vu la roche. La mission du jour consistait à surveiller les signes de fumée à l’horizon. L’un des patrouilleurs a inévitablement fini par y grimper, l’image était là.

sm : Et l’ironie du sort veut que ce cliché n’a jamais été publié !

cfo : Le Globe and Mail a publié la série qu’ils m’avaient commandée alors que la saison n’était pas terminée. J’étais encore sur le terrain et cette photo est arrivée après. C’est aussi ce qui a fait que j’ai pu intégrer de nouvelles images dans le dossier soumis au WPP. J’avais toute la liberté de former ma propre séquence. J’en ai choisi que le Globe and Mail n’avait pas retenues, j’en ai ajouté parmi celles que j’avais photographiées après la commande. Je voulais une séquence plus fidèle à mon langage visuel, entre documentaire et art, mais aussi dénuée de la présence du feu. J’ai donc travaillé sur l’idée de ne proposer aucune image d’incendie pour montrer plutôt l’état de fatigue. Ce sont des scènes où l’on voit des travailleurs épuisés ou qui prennent la mesure de l’ampleur des dégâts. Ces images racontent l’épuisement de la nature. Dans d’autres, plus abstraites, on voit des personnes au repos, dormant dans la forêt ou enjambant une rivière. Je voulais montrer la complexité d’opérer en forêt. En étant à l’intérieur du processus, j’ai compris que l’objectif n’est pas tant d’éteindre le feu que de tenter d’orienter sa trajectoire. On a cherché à le supprimer pendant 150 ans. Résultat : aujourd’hui, on a une accumulation de matière combustible. La forêt se régénère inévitablement. Le feu passera de toute façon. Comment cohabiter avec lui si on intervient toujours dans la nature et qu’on modifie son comportement ? C’est l’essence de la réflexion qui sous-tend mon projet. Je ne portais pas un regard journalistique sur le combat des incendies de forêt.

sm : Tu as suivi une formation de combattant auxiliaire pour pouvoir œuvrer au cœur des feux. C’était d’abord une question d’accessibilité et de sécurité, mais ça t’a également permis de t’immerger complètement. Sans ça, cette série n’aurait probablement pas été possible.

cfo : J’ai été formé au printemps 2023 en même temps qu’un collègue photographe et réalisateur, Nicolas Lévesque. Nous travaillions à un projet sur le sujet depuis 2021. Après deux ans à courir après les feux, on nous a suggéré de faire la formation de combattant auxiliaire pour être capable d’accompagner les pompiers forestiers sur le terrain. Mais les autorités étaient frileuses à nous emmener, considérant qu’elles avaient besoin de soldats du feu, pas de photographes. Alors nous sommes d’abord partis comme combattants, avec l’entente que l’on pourrait documenter lorsque la situation le permettrait. On a gagné leur confiance progressivement. Jusqu’à pouvoir photographier de l’intérieur. C’est dans ces moments-là, quand tu es complètement effacé et immergé, que tu obtiens des images que les autres n’ont pas. Parce que tu as accès à l’intimité des gens.

Il y a une chose que j’ai apprise sur ma série en mer avec les pêcheurs. Au début, j’avais une approche très reportage. Et puis je me rappelle un moment avec un pêcheur qui me parlait en regardant constamment l’horizon. Littéralement, c’était une ligne plane d’horizon, mais lui voyait des choses que je ne voyais pas. Il me parlait des tempêtes à venir, de l’allure que prendrait la mer. Il fallait que je l’écoute d’abord, pour faire ensuite les images qu’il évoquait, quand viendrait le temps. C’est la même chose avec le feu. Il faut écouter les combattants. Entendre que, quand ils expliquent que si les oiseaux ne sont pas revenus, c’est que ça fume encore quelque part. Il faut avoir l’acuité de les écouter, comme une forme de disponibilité intellectuelle. Si tu n’arrêtes jamais de photographier et que tu n’es pas attentif aux gens, tu passes à côté.

sm : On ressent cette posture immersive en parcourant le livre To Winter There. Envisages-tu d’exposer ce projet, ou bien est-ce que le publier sous forme de livre était ton intention initiale ?

cfo : C’est le premier projet que je ne considère pas vraiment exposer. Dès le début, je savais qu’il y aurait une grande quantité d’images et je le voyais se décliner sur la route. Je voulais un livre avec un effet filmique, où tu n’as pas besoin de t’arrêter sur les photographies. Il y a des images de passage, des images clés, des images moins fortes. Pour moi, l’important est que leur somme donne le sens de la lecture. Aussi, je ne les voyais pas en grand format, parce que le rapport d’intimité était vraiment important dans ce projet. À voir les illustrations dans le livre, je sais que je n’ai pas besoin de les voir plus grandes : l’impression me satisfait pleinement. Un livre, c’est une trace qui reste plus longtemps. Programmer une exposition, c’est long et le résultat est éphémère : je suis tenu de faire beaucoup de concessions en cours de route. Avec cette publication, j’ai un objet fidèle à mon approche, sans compromis, que les gens peuvent emporter et parcourir seuls, de manière plus intime. C’est la forme de diffusion qui convenait à ce travail.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article en version numérique est disponible ici : Charles-Frédérick Ouellet, Autour d’un livre et d’un prix]

NOTES
1 To Winter There, avec des textes de Guy Sioui Durand, Paris, Éditions LOCO, 2023, 156 pages. Le lancement du livre a été accompagné par une brève exposition (du 26 au 28 avril 2024) à la Galerie POPOP de l’édifice Belgo, au centre-ville de Montréal.