[Printemps 1989]
par Albertine Rémillieux
De tes mains, je ne sais rien. Je n’ai de souvenir que d’une blancheur lumineuse douce. De ta main qui se pose sur ma bouche en y brisant le souffle pour mieux creuser de tes yeux mon regard affolé et reconnaissant à la fois.
Pour ralentir ce mouvement fou, l’accélération démente de ce bonheur insupportable qui nous projetait hors de toi, hors de moi, hors de nous. Cette main qui me retenait doucement pour m’empêcher de glisser en moi et de m’y perdre sans toi. Qui m’emplissait d’une gratitude impuissante à se matérialiser. D’un débordement de la sensation d’exister qui anéantissait l’univers tout entier. Mes larmes jaillissaient, débordement solennel, perles de reconnaissance, expression pressante de ce trop qui me déchirait, m’anéantissait, me recréait, me tuait et me mettait au monde. Et la soif de ta bouche montait, incontrôlable, d’une avidité désespérée, insatiable. Ta bouche dans la mienne, l’alchimie de nos salives. Ton corps qui revenait le long du mien. Autour. Au travers. Qui se glissait dans le mien. A travers le brouillard de mes larmes, l’immensité de tes yeux qui m’accompagne. La peur de devenir folle, complètement folle si ça ne s’arrête pas. Si ça tourne encore juste un peu plus vite. Jamais encore comme ça. Peut-être jamais plus. La violence de l’amour dans l’expérience de ses limites. La perte de soi dans une lumière aveuglante où je crie sans m’entendre dans ta bouche qui gémit, ce souffle bleu de tes yeux qui se noient dans les miens, dans ce souffle, dans ce cri, où rien n’existe que cette lumière indéfinissable où on culbute sans fin, où on sombre ensemble, nos corps confondus, dans leur désintégration.
Ici, vouloir dire quelque chose d’impossible. Cet impossible qui traque l’espoir, provoque l’asphyxie, l’éclatement de cellules vitales. Qui vous laisse les yeux exorbités, l’estomac en creux. Qui se dilate dans le corps entier comme un mauvais cancer qui ne ferait que passer mais qui hésite à repartir. Qui feint de s’installer pour mieux creuser sa trace. Cyniquement envahissant.
Vouloir dire l’impossible de l’absence. La réalité physique de l’absence. La chambre nue, le lit béant, le regard perdu. Douloureusement coupé, tranché dans la chair même du souvenir. L’appel vertigineux de l’absence au creux des membres. Sur la peau. Le goût amer de l’absence dans la bouche. Le corps inutile. Ce besoin de toxicomane de cette salive. De cette lumière blanche qui enveloppait nos frissons entremêlés, qui me traversait, me portait, m’oubliait dans toi l’éternité d’un instant.
Pouvoir dire sans hurler d’une voix rauque de bête éventrée, pouvoir simplement dire, m’est impossible.
J’aurais voulu être présidente de ta classe. Akéla dans ta meute, capitaine de ton équipe de hockey. J’aurais donné n’importe quoi pour être la cerise de ton sundae, la figure de proue de ton bateau, la couleur de ton film kodak.
Maintenant je me contenterais d’avoir été ta collection de timbres, la tarte aux pommes de ta mère, ton premier vélo. Un de tes coups pendables dans une colonie de vacances, ta première victoire au tennis, un voyage en train un jour qu’il pleuvait. N’importe quoi dont tu te rappelles avec nostalgie. Doucement, avec affection. N’importe quoi de mort, de fini, qui n’a ni la chance ni les moyens d’espérer. Quelque chose qui se blottit confortablement dans ta mémoire, dans ton corps pour y mourir doucement.
Mourir dans ton corps comme un vieux souvenir, oui, voilà ce qu’il m’aurait fallu.