La nouvelle Amérique et l’amour-passion

[Printemps 1989]

Par Jacques Cuerrier et Serge Provost

Dans notre livre De l’amour-passion au plein amour1, nous nous sommes attachés à décrire minutieusement l’amour-passion, cet attachement affectif et sexuel intense, désintéressé, profond, exalté et tourmenté envers une personne qui nous attire irrésistiblement et qui envoûte la totalité de notre être.

De plus, nous avons essayé de comprendre pourquoi les baby boomers sont si nombreux à être fascinés et attirés par l’amour-passion, et en même temps si résolus à ne pas le vivre. Nous démontrons que la fascination/méfiance envers l’amour passion provient, d’une part, d’expériences personnelles particulièrement envoûtantes et douloureuses, mais aussi qu’elle est encouragée par l’état actuel des mœurs en Amérique qui prédispose au déclin de l’engagement amoureux intense. Enfin, notre livre se termine sur une proposition, le plein amour qui se veut l’ébauche d’un nouvel art d’aimer pour les 30-45 ans qui ne savent plus trop que penser et faire avec les feux et les faux de la passion.

Dans cet article, nous voulons partager avec les lecteurs de Ciel variable quelques réflexions sur les raisons qui expliquent la mise en quarantaine de l’amour-passion dans l’Amérique d’aujourd’hui.

D’après nous, le déclin de l’amour-passion s’explique par quatre grandes causes qui s’alimentent l’une l’autre. La première est d’un ordre très général : dans la Nouvelle Amérique, la valeur dominante n’est pas, n’est plus l’amour mais plutôt l’argent, le succès et le confort. Expliquons un peu plus cette affirmation apparemment simpliste.

L’Amérique se détourne de l’amour-passion parce que sa civilisation est en crise.

Désormais, la conception prépondérante du bonheur semble se réduire au confort matériel, à la réussite sociale; mais partout on observe que ce nouveau modèle d’identification laisse subsister des signes d’insatisfaction existentielle. L’obsession de l’avoir et du faire ne parvient pas à combler le pressant besoin d’être. Les nouvelles valeurs d’efficacité à tout prix forcent les gens à vivre une existence irréprochable qui ne réussit guère à les rendre heureux. Aucun risque, aucune aventure, aucune rupture d’équilibre ne vient bouleverser leur bonheur tranquille. Telles sont les exigences de leur nouveau choix de vie.

Mais, qui sait lire entre les lignes du vécu actuel reconnaîtra les effets d’un néo-conservatisme présentement en vogue. L’amour-passion y est considéré comme hors d’ordre. Cette lame de fond conservatrice n’est pas sans incidence sur notre pensée et notre agir amoureux. Elle constitue la toile de fond qui explique le reflux de l’amour-passion de notre vécu affectif. En cette matière comme en d’autres, on revient aux bons sentiments. Aujourd’hui, les bons sentiments sont ceux qui conservent, qui maintiennent et entretiennent les êtres et les choses. Ils donnent à ceux qui les adoptent l’assurance du définitif et la sécurité de l’éternité. Or, il y a un prix à payer pour tant de rationalité : le vide intérieur. À force d’aspirer à un bonheur à la carte toujours à venir, les gens éprouvent le sentiment de ne pas profiter réellement de la vie et de ses bienfaits ici et maintenant. Ils évoluent dans un no man’s land de morosité, ou un no passion land devrait-on dire. D’ailleurs, ce sentiment de vacuité intérieure est entretenu par une civilisation américaine en déclin moral. L’american way of life produit un type d’être humain en rupture avec les grandes valeurs qui fondèrent l’Occident. Notre civilisation a véhiculé jusqu’à tout récemment une règle communément acceptée et partagée par une majorité : celle qui consistait à croire que c’est dans une relation amoureuse à deux (qui n’excluait pas a priori l’amour-passion) qu’on pouvait généralement le mieux se développer et grandir, et non dans une relation exclusive à soi-même. Or, lorsque l’être humain perd la capacité ou le désir d’entrer dans un rapport amoureux profond avec l’autre, lorsqu’il s’est libéré de toute attache amoureuse engageante, lorsqu’il éprouve l’impression de ne plus être à la hauteur du sentiment amoureux passionné (qu’il appréhende comme un événement malheureux), lorsqu’il préfère, à la limite, le vide de son existence à l’intensité de l’amour à deux, ne peut-on en conclure que nous faisons face à l’un des symptômes de la décadence de notre civilisation ? La médiocrité des valeurs auxquelles l’homo americanus donne son aval n’est pas sans incidence sur la dévalorisation actuelle de l’amour-passion. Il n’y a pas de médiocrité de la culture sans qu’il y ait en retour de médiocrité des sentiments. Une Amérique qui adhère à une mentalité exclusivement branchée sur la pratique ne risque-telle pas de banaliser l’essentiel en cours de route? Quelle place peut encore occuper l’amour et qui plus est l’amour-passion dans tout cela?

L’Amérique se détourne de l’amour-passion parce qu’elle devient narcissique.
L’Amérique voit émerger une nouvelle sensibilité : la suprématie du je. Le je souverain devient le nouveau, voire l’unique crédo de l’heure. Ce nouvel individualisme narcissique pourrait être défini comme la prise en compte, de façon prioritaire, des aspirations et des besoins personnels intérieurs de l’individu. Il se veut un je solitaire et vivant qui n’existe que par le regard de l’autre, mais d’un autre non engageant, non impliquant, d’un autre gardé à distance. Plutôt que d’investir dans la relation amoureuse passionnée, les gens misent d’abord et avant tout sur eux-mêmes. La mode du jogging solitaire, de la méditation, du body building, des thérapies de croissance personnelle, du yoga, etc. en est un révélateur. De plus en plus de Nord-américains pensent que ce repli sur soi est une protection efficace contre l’amour-passion. Ils s’interdisent de mettre de l’énergie et du temps dans une relation amoureuse. C’est comme si ces gens se disaient qu’il est préférable de se développer seul que de prendre le risque de se limiter à deux. Ils vivent de telle sorte que le moi devienne à lui seul un projet. Comme ils veulent à tout prix «être bien dans leur peau», ils fuient l’amour-passion car il contient sa surdose inévitable de traumatismes.

Aimer quelqu’un, c’est bien sûr aimer une autre personne que soi-même, c’est choisir l’autre… Or, l’individualiste narcissique actuel ne réussit qu’à se choisir lui-même. C’est comme si l’engagement pour sa cause personnelle devait se poser en des termes nécessairement manichéens : Moi ou l’autre, ma réalisation existentielle, physique, psychologique ou le projet amoureux passionnel à deux. D’après nous, cet individualisme pêche par excès. Ce n’est pas en étant des Narcisses qui survalorisent exclusivement l’intériorité individuelle à l’encontre de la relation amoureuse passionnée à l’autre — et qui, ce faisant, s’épuisent à se chercher sans cesse sans se trouver jamais — que nous apprendrons à être heureux, que nous nous ouvrirons à la grandeur d’aimer. Ce narcissisme-là, nous le verrons à l’instant va de pair avec le cynisme utilitariste.

L’Amérique se détourne de l’amour-passion parce qu’elle devient cynique et utilitariste.
Le cynisme utilitariste correspond à une nouvelle manière d’être et de penser qui semble s’opposer radicalement à la possibilité même d’un engagement passionné à l’autre. A la différence du cynisme féroce de Diogène, le cynisme d’aujourd’hui est poli et retenu. Il méprise beaucoup, mais ne veut pas payer en retour le prix du rejet qu’il entraîne presque inéluctablement. Diogène se masturbait en public et Cratès copulait librement sur la place publique avec sa compagne Hipparchia. Ils assumaient, en quelque sorte, leur marginalité et par conséquent leur marginalisation. Les cyniques grecs voulaient «ensauvager» la vie en prônant le retour à l’animalité (n’oublions pas que le terme cynique vient du grec KUNES, qui signifie chien). Le cynisme d’aujourd’hui se contente de fantasmer la spontanéité de l’instinct et la délectation de l’érotisme libertin. En présence d’un monde auquel il ne réussit guère à donner une finalité, et ce, malgré l’hypertrophie de moyens dont il dispose, le cynique d’aujourd’hui éprouve le désenchantement qui conduit inévitablement au négativisme : «C’est pas la peine ! … ça ne vaut rien!» se dit-il, désabusé. Il entretient un rapport soupçonneux et conflictuel envers l’intensité et l’exaltation de la passion amoureuse. Désormais, plusieurs pensent que s’ils placent leurs espoirs dans l’amour-passion, ils risquent de nouvelles déceptions. En bons cyniques, ils tentent donc de se libérer de toute attache en s’enfonçant dans l’insensibilité et le froid calcul. La raison met au pas la passion ! Des individus rationnels et autonomes évaluent la relation amoureuse passionnée en termes de profits et de pertes. Ils calculent leurs intérêts! Connaissez-vous les D.I.N.K.? Cette nouvelle expression américaine veut dire: Double Income No Kids (couples ayant deux sources de   revenu,   sans   enfant). Ils représentent, d’après nous, une frange importante de ces cyniques utilitaristes dont nous parlions à l’instant. Voilà des gens qui savent calculer leurs intérêts à la fois financiers, sexuels et sociaux ! On vit en couple sans enfant parce que c’est «la moins pire des solutions à l’exception de toutes les autres ! »

Finalement, l’Amérique se détourne de l’amour-passion parce qu’elle devient nihiliste et sceptique.
«Toutes les valeurs se valent», entend-t-on. Nous vivons une époque de banalisation des valeurs. C’est la fin des absolus. Il n’y a plus de volonté de vérité, c’est-à-dire la volonté de savoir ce qui nous importe vraiment. Il y a dans le nihilisme qui sévit actuellement une forte prédominance à l’apathie, à l’inaction. Nous sommes en présence d’un nihilisme passif qui ne propose aucune négation ou destruction de l’ordre actuel des valeurs dans le but de le remplacer par autre chose (ce qui serait du nihilisme actif). Pas étonnant que dans un tel climat moral, le vague à l’âme trouve de nombreux adeptes. Les gens souffrent de plus en plus d’aboulie, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus capables de rien vouloir. La lassitude et la résignation les paralysent. Dans cet univers qui a tout misé sur la raison, l’efficacité, la technique, doit-on s’étonner que le plaisir et l’instinct soient taris. Comme au temps de la décadence grecque, on assiste présentement au triomphe progressif de la tendance stoïcienne («Supporte et abstiens-toi») sur la tendance dyonisiaque. Une des conséquences assez désastreuse de l’apathie consiste à se prémunir jusqu’au point de ne plus essayer d’aimer, jusqu’au point de ne plus consentir à se donner. Cette peur d’aimer ne s’explique pas uniquement par la simple trouille de s’abandonner à l’autre. Elle se fonde sur une attitude générale de relativisme, d’incrédulité, de défiance et de scepticisme exacerbé. Si rien n’est en soi bien ou mal, juste ou injuste, beau ou laid, de fait, agir semble quasi dérisoire. Douter est l’inclination naturelle d’une personne déçue. Elle s’abstiendra, restera en retrait. Or, l’être déçu vit et ressent, plus que tout autre, le désenchantement du monde. L’amour était peut-être la dernière chose à laquelle il croyait et cette croyance s’amenuise à son tour. Il assiste stoïquement à son propre refroidissement sentimental.

En y regardant de plus près, ce nihilisme sceptique viscéral camoufle une déception, voire un désespoir, car qui pourrait véritablement et honnêtement prendre plaisir à professer: «Quoi qu’il arrive, il ne m’arrivera rien»? Au lieu d’adopter ce système de défense aussi dangereux que savant, nous pensons qu’il serait préférable d’adopter une attitude plus généreuse qui s’ouvre à la beauté d’une relation altruiste à l’autre et qui, ce faisant, débouche sur une voie d’avenir à l’amour.

1 De l’amour-passion au plein amour, Éditions Stanké. 1988. 208 pages.