Pierre Vallières: quand la passion se manifeste – Danielle Roger

[Printemps 1989]


Entrevue de Pierre Vallières réalisée par Danielle Roger

D.R. Si tu nous donnais ta définition de la passion ?
P.V. Pour moi, la passion c’est se donner corps et âme soit à une cause, à une personne, à un travail, ou à une création. Se donner à fond tout en sachant qu’on ne reviendra pas en arrière.

Prenons par exemple Arafat en politique. C’est l’histoire d’une grande passion, vingt ans à se consacrer à la libération de la Palestine, avec tous les risques que ça comporte. Il a vécu des situations intenables, il a tout sacrifié à cette cause-là. La passion implique qu’on sacrifie absolument tout à la cause (ou à la personne aimée, dans le cas d’une passion amoureuse). Quand on est passionné, on attend rien en retour. On ne demande rien pour soi. La passion est motivée par autre chose que soi, qu’il s’agisse d’une œuvre de création, d’une personne aimée, ou d’une action politique. Il y a aussi la notion du sacrifice de soi. Mais cela peut avoir des effets pervers quand ça va trop loin parce que ça peut aller jusqu’à l’autodestruction.

D.R. Tu as vécu une passion politique qui s’est terminée par un échec. Cette déception a été une expérience éprouvante pour toi?
P.V. C’est très dur à vivre. Dans la mesure où on est passionné, dans la même mesure la déception est profonde. Mais la passion ne disparaît pas pour autant.

D.R. On n’a pas tendance à se dire — comme c’est souvent le cas lors d’une déception amoureuse — que c’est la dernière fois, «plus jamais, la passion» ?
P.V. Peut-être qu’on peut se dire ça, à un moment donné. Mais dans le fond on n’y croit pas. La passion c’est une question de tempérament. La passion n’attend qu’un prétexte pour se manifester à nouveau (rires).

D.R. Tu as une nouvelle passion ?
P.V. J’en ai plusieurs. Entre autres, il y a le travail social. Actuellement je me consacre aux personnes psychiatrisées.

D.R. Il y a un rapport entre ce gui fait l’objet de ta passion actuelle et ta passion politique ?
P.V. Oui, j’ai toujours été du côté des démunis. Pour moi, l’indépendance du Québec, la révolution, ça a toujours été dans le but de favoriser les personnes démunies. Une révolution ou un changement politique qui ne favorise pas les personnes démunies (c’est-à-dire les handicapés, les vieux, les malades, enfin tous ceux qui ne sont pas fonctionnels), c’est de l’imposture. Il faut amener tout le monde à se libérer, collectivement et individuellement.

D.R. Crois-tu gue les jeunes seront assez passionnés pour s’engager dans des actions sociales et politiques qui pourront changer la situation actuelle?P.V. La passion sera nécessaire mais pas suffisante. Ça va prendre beaucoup de solidarité et un changement radical. Si on considère l’ampleur du problème, il ne s’agit plus que d’une question d’idéologie, mais de survie. Ce qui me frappe chez plusieurs jeunes que je rencontre, c’est qu’ils sont convaincus qu’ils ne se rendront pas au bout de leur existence normale. C’est-à-dire qu’ils vont mourir avant terme, à cause des problèmes liés à l’environnement, la pollution, etc… Je trouve que les jeunes sont très angoissés — et c’est normal, ils sont très bien informés — mais ils sont aussi terriblement lucides. Je ne sais pas si cela aura un impact sur leur «taux de passion», sur l’endurance de leur passion, mais la situation pourrait peut-être aussi produire des réactions passionnées, une violence désespérée. Une passion peut être désespérée.

Ex-membre du FLQ, journaliste et écrivain, Pierre Vallières, est l’auteur de plusieurs essais politiques, dont Nègres blancs d’Amérique.