[Printemps 1989]
par Lucien Francœur
Le talent a-t-il donc besoin de passions ?
Oui, de beaucoup de passions réprimées.
⎯ Joubert
La passion c’est comme de la musique avant toute chose, et rien d’autre : «Je ne sus jamais écrire que par passion», écrivait Rousseau. C’est pareil. Mais pour écrire cette passion, il faut tout un lexique de maux sauvages. Et par les temps qui courent les rues, de nos jours, que dire de nos nuits, sinon qu’elles sont trop courtes pour qu’aucune passion n’y voit le jour. Moi, je dis que la vie appartient à ceux qui se mesurent à ce qui reste de tragique en eux, toujours en quête d’une sorte de passion du Christ.
Par exemple, cette fille un peu série B dans ce bar de circonstance. Lorsque je la regarde, c’est son regard qui me trahit. Et je la cherche. Des yeux d abord, du corps ensuite. C’est elle qui m’ordonne de la suivre. Et le désir s’insinue : ses seins si nus sous sa robe d’été. La précision aux commissures de ses lèvres me rend le vertige à l’âme. Je l’entends me dire: «il a laissé sur ma peau l’empreinte de ses doigts tendus.» Et comme si c’était elle que je lisais, je murmure : «tu me donnes du miel… ou je te tue.» Cette histoire me hante et je la suis jusque chez elle. Elle danse et se dévoile pendant que Prince lancine : «You need a lover like you need a hole in your head …» Enfin ! une de ces nuits qui en vaudra mille… et une ! et tant d’autres encore…
J’essaierai de m’arracher à son emprise… fatale attraction : Rien à faire, pris au piège, je le sais et je ne voudrai plus en sortir. Les nuits seront longues, irréversibles. J’aurai sa folie furieuse dans la tête. Je la délesterai d’amour fou à lier. Plus d’une fois je m’enfuirai pour mieux revenir entre ses mains, dans son drame de vie. Mais je finirai par la quitter, un matin, avant de perdre ce qui me restait de mal de vivre, en me répétant ces lignes de Marcel Proust: «Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit.»
Très très longtemps je resterai enfermé dans des jours ordinaires, sans l’ombre d’une nuit de fiction, de peur de me rencontrer à nouveau à la limite de moi-même. Et lorsque j’essaierai de la rejoindre en fin de rémission, j’entendrai au bout de la ligne: «Il n’y a plus de service au numéro que vous avez composé.» Alors, pendant que d’autres avoueront être des passionnés de sport, de voyage, de lecture, de culture, je comprendrai qu’on ne sort jamais intégralement d’une passion impossible. Et je relirai souvent ce fragment de texte trouvé sur sa dactylo d’écritures furieuses: «une petite rupture: c’est la peau écorchée par les dents…»
Quant à ceux qui me ressemblent, ils savent depuis toujours ce que veut dire writing «Passion».
Ciel variable, bien entendu, quand les vœux meurent à l’instant des passions.*
Lucien Francœur
Montréal, 15 janvier 1989
* in Perfecto nuit, VLB Éditeur, 1988.