Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Scarti – Paul Paper, Des photographies à la poubelle?

[Automne 2015]

Par Paul Paper

Scarti est à la fois une série photographique récente d’Adam Broomberg et Oliver Chanarin et un livre du même titre qui ressuscitent leur album Ghetto (2003). Scarti est cependant loin d’être une simple réimpression. Son titre (rebuts en italien) est révélateur d’un aspect important de cette réutilisation. On appelle scarti di avviamento les feuilles qui ont été imprimées deux fois afin de nettoyer les rouleaux encreurs entre deux tirages. Ces doubles expositions aléatoires finissent généralement à la poubelle, mais l’éditeur Gigi Giannuzzi, aujourd’hui décédé, a conservé celles de Ghetto pour leur beauté insolite. Lorsque les photographes ont découvert, dix ans plus tard, ces « collages » d’autant plus fascinants qu’ils étaient le fruit du hasard, ils ont décidé d’en faire un livre. Qu’est-ce que la vérité en photographie ? C’est une question que Broomberg et Chanarin abordent régulièrement, et Scarti le fait sous un angle inusité.

Traditionnellement, la photographie est considérée comme un médium de représentation. Une image photographique ne se contente pas de décrire le monde, elle représente ce qu’elle décrit. Roland Barthes, dans son fameux livre sur la photographie, la nostalgie et la solitude, écrivait : « Telle photo, en effet, ne se distingue jamais de son référent1. » Plus loin, il précise : « On dirait que la Photographie emporte toujours son référent avec elle […] : ils sont collés l’un à l’autre, membre par membre, comme le condamné et le cadavre dans certains supplices2. » Cette description illustre avec éloquence le lien particulier sur lequel se fonde le mythe de l’objectivité photographique.

Au cours des dernières années, la notion de photographie comme médium de représentation et de documentation a été radicalement repensée. Les praticiens et les théoriciens, mais aussi le public en général, sont témoins d’un changement si fondamental que nous avons encore du mal à situer les images photographiques dans ce nouvel univers culturel. Ont-elles encore une qualité spécifique qui les distingue des autres images ? Les photographies sont désormais insérables dans une infinité de contextes différents, grâce à une culture du réseau dont nous sommes tous des participants. Qui crée le message ? La question se pose de nouveau devant l’affluence des images qui sont « présentées » non par des artistes ou des commissaires, mais par ceux qui constituaient jusqu’ici le pôle opposé de la dichotomie autoriale : les spectateurs. Non seulement ceux-ci élaborent-ils aujourd’hui des collages d’images trouvées qui en modifient le sens, mais ils introduisent également une bonne partie de leur propre production photographique dans ces canaux virtuels, où l’intention des auteurs est souvent perdue ou déformée en chemin. Les frontières et les fondations – culturelles et littérales – de l’image et de sa signification commencent à se désagréger.

Les photographies sont devenues des objets instables. Ce sont non plus des photographies-liées-à-des-référents, mais des images-à-réutiliser. La disparition de la photographie traditionnelle a suscité un sentiment de perte et de nostalgie pour certains, tout en ouvrant des possibilités pour d’autres…

Broomberg et Chanarin répondent à cette reformulation radicale avec Scarti, où les rebuts sont littéralement sauvés de la poubelle et présentés comme des œuvres d’art. Le sous-produit devient à son tour un original, grâce à sa réinsertion dans un contexte différent et pertinent. L’expression même de « pièce à rebuter » est intéressante dans le contexte de ce projet. Un rebut est un élément rejeté, donc soustrait aux regards ou abandonné, pendant le processus où l’on s’efforce d’obtenir autre chose, un résultat digne d’être conservé. Scarti récupère les restes (les doubles impressions) de Ghetto, l’œuvre photographique réalisée par Broomberg et Chanarin dix ans auparavant qui documente les habitants de douze communautés contemporaines à travers le monde qui vivent séparés du reste de la population. Eux aussi sont, pour la plupart, rejetés. S’ils sont confinés à l’intérieur d’une enceinte, c’est dans la majorité des cas parce qu’on préfère les soustraire aux regards, comme des rebuts. Il faut une sensibilité particulière pour voir des rebuts situés à la périphérie de ce qui est acceptable. Scarti montre que le processus de récupération n’est pas difficile : c’est la décision de récupérer ces rebuts qui est délicate.

Or l’image en réseau illustre particulièrement bien les processus de dé- et re-contextualisation. Ces stratégies alimentent, en grande partie, le fonctionnement des images photographiques aujourd’hui. Les photographies sont perpétuellement relocalisées. Les blogues, les sites des médias sociaux, voire les plateformes du journalisme traditionnel, soustraient constamment les photographies à leur contexte d’origine pour les réinsérer ailleurs, leur conférant ainsi un sens arbitraire. Cette dimension arbitraire est ouvertement individualiste ; à un niveau plus philosophique, elle revendique le droit de chacun à « construire » la réalité de son choix3.

Si les photographies étaient jusqu’ici conçues pour prendre place dans une série – au sein de laquelle elles étaient relativement en sécurité, puisqu’elles s’y trouvaient rattachées à un sens particulier – elles sont aujourd’hui éparpillées en ligne. C’est le Far West de la photographie. Les légendes disparaissent et ne sont jamais retrouvées. Les intentions se perdent en chemin. Les règles sont rares, et plus rares encore sont ceux qui les suivent. Le shérif n’a pas de fusil. Dans ce Far West en réseau d’objets photographiques en cavale, héros ou renégats, les valeurs traditionnelles – objectivité, authenticité, relation privilégiée de la photo avec le « réel » – pâlissent devant la décontextualisation potentielle qui menace n’importe quelle photographie, n’importe où. Aucune image n’est en sécurité dès qu’elle entre dans le Web.

Scarti est une recontextualisation assumée : c’est ce qui donne son sens à la série. La juxtaposition apparemment aléatoire de ses éléments est un autre aspect clé du projet. Certaines images reviennent plusieurs fois, dans différentes versions, recouvertes par des visuels différents. Ces manipulations n’étant pas délibérées de la part des artistes, c’est le hasard lui-même qui se manifeste dans la diversité des superpositions. Or la combinaison d’images et de textes joue également un rôle important dans Scarti. Le philosophe français Jacques Rancière a noté que, dans l’économie contemporaine de l’image, le visuel est devenu indissociable de ce qui s’exprime uniquement par des mots4. Ces deux domaines se recoupent effectivement dans Scarti, puisque des combinaisons vagabondes sont créées entre les photographies et des échantillons de texte. Ces composites véhiculent non pas un message unifié – comme nombre de collages traditionnels – mais l’idée même du déplacement. Les éléments textuels et visuels se transforment en composantes qui se prêtent à diverses utilisations, réutilisations et combinaisons. Culturellement, la nature fortuite de Scarti évoque l’influence grandissante du hasard dans la pratique des photographes d’art, lassés par la photographie dite « objective » et le regard calculé.

Or Scarti reflète également une transition, dans l’œuvre de Broomberg et Chanarin, des projets documentaires (résolument ancrés dans la notion de véracité photographique) vers des œuvres plus construites. Si le matériau brut de Scarti est le corpus de leur série Ghetto – encore axée sur une compréhension traditionnelle de la photographie – le résultat complique cette compréhension tout en remettant en question la valeur que nous accordons implicitement à la photographie. Au lieu de renforcer l’idéal d’un médium objectif, les images nouvellement construites soulignent le fait que la photographie représente, comme elle l’a toujours fait, un regard subjectif. Cela reflète une rupture culturelle plus profonde dans notre perception de la photographie et de sa place au sein des arts visuels et de la culture. Les photographies ne sont plus des documents véridiques et objectifs du réel, mais de simples images à utiliser en les insérant dans différents contextes.

Scarti est symptomatique de la manière dont les photographies et les images sont utilisées et réutilisées dans notre société, le sens devenant tributaire du contexte. C’est donc, à cet égard, une œuvre photographique contemporaine. La potentialité de recontextualisation est une composante clé de l’image photographique aujourd’hui. Ce sont ces possibilités- pas-encore-réalisées qui définissent chaque photographie. Cela crée un effet de nivellement, une impression que tout est mis sur le même plan par le regard de la photographie, puisque ce qui se trouvait devant l’objectif lorsque la photographie fut prise importe moins que l’utilisation potentielle de cette image dans une myriade de contextes envisageables. Le lien qui reliait une photographie à son référent – collés ensemble « membre par membre » – s’en trouve brouillé et affaibli.

Scarti reformule notre rapport à une forme plus ancienne de photographie (imprégnée d’une confiance inébranlable dans la véracité photographique) par l’intermédiaire d’une approche qui s’insère dans la culture contemporaine des images en réseau.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Paul Paper est né en 1985 à Vilnius, en Lituanie. Photographe, au­ teur et commissaire, il partage ses activités entre Vilnius et Londres. Parmi ses projets récents, Blog Reblog, présenté par l’Austin Center for Photography, réunissait deux cents images réalisées par autant de photographes, en réponse au défi que notre culture de réseaux en ligne représente pour un commissaire.

Les artistes Adam Broomberg et Oliver Chanarin sont établis à Londres. Leur travail a été exposé à de nombreuses occasions, notamment par The Photographer’s Gallery et la Lisson Gallery à Londres ; le Tate Modern (Londres) et le Tate Liverpool ; l’International Center of Photography et le Museum of Modern Art (New York) ; le Museo Jumex (Mexico) ; le KW Institute for Contemporary Art (Berlin) ; et le Mathaf Arab Museum of Modern Art (Qatar). Leurs œuvres font partie de prestigieuses collections publiques et privées, notamment celles du Tate Modern, du Museum of Modern Art, du Victoria & Albert Museum et du Musée de l’Élysée. Ils ont reçu le Deutsche Börse Photography Prize 2013 pour War Primer 2 et le ICP Infinity Award 2014 pour Holy Bible. Parmi leurs expositions récentes et à venir, citons Conflict, Time, Photography au Tate Modern, la Biennale de Shanghai 2014 et le British Art Show 8. www.choppedliver.info

1 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Seuil, 1980, p. 16. C’est moi qui souligne.
2 Ibid., p. 17. C’est moi qui souligne.
3 Ce mode de fonctionnement contemporain des images est emblématique de changements culturels plus profonds : les relations sociales et le capital sont devenus plus abstraits ; la réalité physique visible qui ancrait les relations causales dans le monde newtonien disparaît graduellement.
4 Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La fabrique, 2003.

 

Acheter cet article