Fonderie Darling, Montréal
Du 2 avril au 24 mai 2015
Par Claire Moeder
Dans son parcours entre images et objets, observation et participation, The Act of Forgetting de Chih-Chien Wang ouvre de nouvelles perspectives sur sa création avec des oeuvres conçues entre 2013 et 2015. L’artiste y met en jeu le rapport à l’autre dans un ensemble d’oeuvres d’apparence éclatée où des sculptures appelant à la participation des spectateurs côtoient des photographies au récit elliptique, le tout entrecoupé par une double oeuvre vidéo, The Act of Forgetting I & II, qui livre des témoignages intimes et leur possible fiction. La constante renégociation de l’altérité fait de The Act of Forgetting une exposition ouverte, prolongée encore dans sa durée lorsque le spectateur y apporte son propre geste. Spectateur, acteur, artiste, famille sont partie prenante d’un tout qui mène ailleurs le regard biographique et attentif à l’objet que l’on connaît de la photographie de Chih-Chien Wang.
De prime abord, The Act of Forgetting pourrait avoir l’apparence d’une exposition d’images. Les deux projections présentées dans de petites salles en forme de U établissent une forte présence de l’image vidéo. Les deux salles sont placées en diagonale de part et d’autre de l’espace d’exposition, de sorte que le visionnement de l’une des vidéos rend impossible le visionnement de l’autre. Seule la trame sonore révèle furtivement la présence d’une seconde projection. Chih-Chien Wang a conçu ses vidéos selon une prise de vue circulaire continue où l’œil de la caméra évolue en cercle autour de personnages fixes placés au centre de l’espace.
Au contraire du cinéma, qui est déterminé par le montage et ses ellipses, l’artiste approche le sujet vidéographique comme le regard appréhende une nature morte ou une sculpture. The Act of Forgetting I & II poursuit une observation attentive, fidèle à la posture de Chih-Chien Wang, mais en adoptant désormais le mouvement d’une boucle infinie. L’artiste s’écarte ainsi de la prise de vue unique et momentanée de son œuvre photographique pour déployer l’image dans le temps et dans le plein potentiel de la vidéo afin d’accomplir sa quête d’exhaustivité. Dans l’espace-temps du tournage, il a construit une vision englobante autant que détaillée qui laisse apparents la scène et ses éléments techniques tels que micros et équipe de tournage. Les vidéos sont conçues comme une performance collective et intimiste où acteurs, musiciens, danseurs et famille sont placés tour à tour au centre de la scène. Durant quatre-vingt-dix minutes, elles alternent entrevue et spectacle, gestes furtifs et mises en scène jusqu’à les enchevêtrer pour créer une dimension glissante de l’image, toujours sujette au doute de l’authenticité et à sa possible interprétation. Le dispositif prolonge également ce doute car il duplique les récits : presque identiques et presque synchronisées, les deux projections jouent de leur légère dissemblance entre deux cadrages différents des mêmes scènes, l’un poursuivant un travelling continu avec une attention à l’arrière-plan tandis que le second mobilise davantage des plans resserrés sur les visages de chacun des personnages. L’ambiguïté se glisse dans l’interstice créé entre ces deux récits jumeaux et permet de défaire l’illusion de la fiction pour placer le spectateur dans une posture de distance critique.
Face à la présence puissante de cette œuvre vidéo, la série de photographies constituée d’une séquence de quatre paysages, Walk Away, Walk Back, Under Two Lights – Moonlight et Under Two Lights – Sunlight, est en retrait. Dispersée dans l’espace, elle se soustrait à un possible récit continu pour faire valoir davantage l’importance du détail, mais aussi de ce qui se situe hors de l’image entre deux prises de vue. La présence minimale de la figure humaine incarnée par le duo du fils et de la mère se déplaçant sur une étendue blanche, les jeux de la lumière lunaire puis solaire à la surface de la neige créent une évocation subtile du temps et de l’action simple de la marche.
Imposante et timide à la fois, l’image n’est pas pour autant l’élément déterminant et constitutif de l’exposition. The Act of Forgetting trouve son affirmation dans l’expérience inclusive du spectateur, avec laquelle Chih-Chien Wang prolonge véritablement son questionnement du lien à l’autre. La présence de socles blancs aux instructions simples interpelle individuellement chacun, l’invitant à y prendre et à y déposer un objet personnel, « même insignifiant ». Ce parcours fait de quatre étapes conditionne le regard et le déplacement du visiteur pour l’intégrer dans une négociation à la fois physique et symbolique, qui crée un lien sensible entre chaque individu par le truchement de l’objet. Happening Is Recurrence II, pièce d’asphalte coulé sur laquelle le spectateur est invité à déambuler en cercle, à chanter et à entrer en contact avec un autre visiteur, vient encore amplifier plusieurs enjeux de l’exposition. Elle condense en une seule proposition la négociation du lien à l’autre et l’usage performatif de la scène, le mouvement en cercle infini et la circulation des gestes et récits personnels présents dans les divers éléments de l’exposition. Sous une apparence de simplicité et d’épuration des formes, Chih-Chien Wang a élaboré une exposition théâtrale qui n’est pas pour autant verbeuse. Elle ouvre la voie à une esthétique nouvelle où l’image achevée et la dimension participative sont désormais superposées pour créer une expérience complexe entre geste spontané et attention soutenue.
Claire Moeder est commissaire, auteure et critique d’art. Chroniqueuse d’expositions sur le Web et à la radio (ratsdeville, CIBL), elle publie également dans de nombreuses revues québécoises (Spirale, esse, Ciel variable, Zone occupée) et françaises (Marges). Elle a contribué à plusieurs ouvrages consacrés à la photographie (Mois de la Photo à Montréal, Christian Marclay) et a conçu le coffret photographique Loin des yeux. Les invisibles avec Le Cabinet (à paraître, 2015). Jeune commissaire, elle a obtenu la résidence du Conseil des arts et des lettres du Québec à l’International Studio & Curatorial Program (Brooklyn, 2013) et conçu plusieurs expositions, notamment celle de l’artiste Sayeh Sarfaraz au Québec et à New York.