Joan Fontcuberta, Problématiques discursives de la post-photographie – Christine Palmiéri

[Automne 2015]

Faisant suite à une première entrevue avec Joan Fontcuberta publiée en ces pages en 2013 (CV 93), Ciel variable profite de la tenue de la 14e édition du Mois de la Photo à Montréal, dont l’artiste catalan est le commissaire, pour reprendre un entretien de Christine Palmiéri initialement paru en décembre 2014 dans la revue numérique Archée (www.archee.qc.ca).

Un entretien de Christine Palmiéri

Christine Palmiéri: Votre parcours est ponctué autant d’expositions de votre travail et de recherches théoriques sur la photographie que de commissariats d’expositions internationales. Ce n’est donc pas nouveau pour vous d’être commissaire d’une exposition ?
Joan Fontcuberta : J’ai consacré beaucoup de temps à faire du commissariat car c’est toujours en rapport avec mon travail, mais je me considère comme un commissaire amateur. Cette fonction me plaît car c’est une façon de réfléchir sur une problématique qui m’intéresse. Dans mon travail je ne vois pas de différence entre un projet de création personnel et un projet de commissariat parce que les concepts et les horizons se rejoignent.

C.P. : Il faut cependant composer avec d’autres imaginaires.
J.F. : Tout à fait, mais de toutes les façons cette question du déploiement d’un discours se fait par les choix et les décisions qui génèrent des combinaisons de propos.

C.P. : Le concept de post-photographie s’inscrit dans un concept plus large : celui de posthistoire qui prolonge celui de postmodernité. Ce préfixe post laisse sous-entendre que l’on se situe au bord de quelque chose qui s’achève ou au contraire à l’orée de quelque chose de nouveau qui commence.
J.F. : Je dois dire que je ne suis pas très à l’aise avec le terme post- qui fait, en effet, référence à la fin. Ce serait comme dire adieu à la photographie. Par contre, je pense que cela permet d’ouvrir une porte pour entrer ou partir. Ce qui est important c’est l’aspect positif envisagé à partir de ce départ. L’idée centrale c’est que la photographie est un moyen d’expression, de représentation, de médiation avec le monde. Elle est née dans un moment historique, au XIXe siècle, moment de climatologie et d’idéologie particulier avec les débuts de la révolution industrielle et technocratique. Aujourd’hui, on est dans un autre moment historique bien différent, car même si on utilise les mêmes outils comme l’appareil photo avec ses lentilles, la charge des valeurs idéologiques de l’image telles que les concepts de mémoire, de vérité, d’identité est partagée avec d’autres intérêts. La photographie est entrée dans un circuit de communication plus quotidien, on l’envoie puis on l’efface. Elle est entrée dans un espace conversationnel. On l’utilise comme un élément de connectivité avec les autres. On ne lui attribue plus de devoir de mémoire comme ce fut le cas de la photographie traditionnelle pour laquelle se développait l’obsession de la vérité.

Aujourd’hui les choix sont multiples. On se demande si c’est encore de la photographie ou si, petit à petit, celle-ci se transforme en quelque chose d’autre. Il y a encore le corps, mais l’âme n’est plus ce qu’elle était.

Dans le cadre du programme du Mois de la Photo, il sera question d’explorer ces sortes de considérations. La photographie devrait peut-être être rebaptisée différemment, car on l’utilise pour d’autres fonctions. Il faut se demander ce qu’est le rapport que nous entretenons avec l’image. Le photojournalisme est en crise, alors pourquoi encore faire des photos aujourd’hui. Il faut répondre à cela par une perspective sociologique, anthropologique et esthétique, savoir faire une transition, s’arrêter et réfléchir.

C.P. : Il y en a déjà qui opposent la photographie à la post-photographie. Je pense à W. J. T. Mitchell qui le premier a amené ce concept il y a déjà quelques années dans L’œil reconfiguré, où il estime que ce sont les images numériques qui nous font entrer dans cette ère post-photographique ?

J.F. : Je crois que l’on ne peut pas considérer les technologies comme des éléments isolés. La technologie apparaît toujours en réponse à un état d’esprit de notre société, de notre situation historique et cela, de façon concrète. Il y a eu une émergence, une réaction, un changement depuis les années 1990 qui a perturbé l’ontologie même de la photographie parce que l’argentique est passé au numérique avec des outils différents: des pixels, des numériseurs, des logiciels comme Photoshop qui ont déplacé la photo vers la peinture et l’écriture, c’est-à-dire qu’elle a été jusqu’à maintenant un élément de production d’images très particulières. Je dirai que cela constitue une exception dans l’évolution de la culture visuelle parce que la photographie est à l’origine une image qui se génère sur toute sa surface. On déplace l’obturateur sur une surface et cela crée une image qu’on peut modifier, on peut y intervenir, mais chaque opération va modifier l’intégrité de la surface : le focus, la couleur… Par contre, avec le numérique, on évolue vers une structure de l’image qui se rapproche de celle de la peinture ou de l’écriture, parce qu’il y a des unités graphiques comme les pixels qui peuvent intervenir de façon isolée sans que cela implique toute la surface. C’est le principe du point ou de la ligne. Ça donne un rendu complètement différent. Et c’est très important, c’est une première révolution technologique.

On constate maintenant qu’on est dans une deuxième vague, c’est-à-dire, au niveau des conséquences technologiques, celle qui nous amène vers des images dématérialisées. Des images dont le support a pris moins d’importance. Elles habitent l’écran de l’ordinateur, elles sont ici, là et nulle part. Cette possibilité d’ubiquité de l’image se peut parce qu’elle n’a plus de matérialité, c’est ce qui permet sa circulation. Cette deuxième révolution numérique a été la conséquence de l’importance d’Internet, des réseaux sociaux, de la téléphonie mobile, de l’omniprésence des caméras de surveillance et bien sûr de la production massive d’images. On en est arrivé à un point tel qu’on fait des photos de tout et tout le temps avec le paradoxe qu’on dépense tout notre temps à les faire et qu’on n’en dispose plus assez pour les regarder. On a interverti le processus parce que ce qui nous intéresse maintenant ce n’est plus l’image comme résultat mais le geste photographique comme acte relationnel de communication. Cela change le point de vue fonctionnel de la photo et sa nature même.

Avant, la photographie était réservée à des moments solennels, historiques. Par exemple, dans le domaine domestique, c’était la célébration des mariages, les moments qui composent la biographie narrative d’une famille, les espaces décisifs de l’histoire comme les photos de guerre, des icônes qui restent dans notre mémoire. Aujourd’hui, on en fait tellement qu’elles se banalisent, il n’y a plus cet instant décisif car on en fait sans arrêt. Pourtant ce ne sont que des instants banals. Ça nous mène à une nouvelle situation où l’on se demande quelle est sa fonction, son importance pour nous comme êtres humains ou comme citoyens. L’idée de laisser une trace de notre moment historique, de notre mémoire, de nos intérêts, de nos passions n’est plus. Ce sont toutes ces transformations et ces métamorphoses qui s’opèrent dans le domaine de la culture visuelle qu’il faut remettre en question.

C.P. : Si on transpose ces phénomènes d’évolution et de révolution de l’acte photographique dans le contexte artistique, observez-vous des différences notables au niveau de l’imaginaire ou de l’esthétique apportés par ces nouvelles technologies ?

J.F. : Tout changement apporte des pertes et des avantages. Il y a toujours un prix à payer. Je crois que la nouvelle situation va enrichir notre répertoire parce qu’il y a plus d’outils et d’instruments. On ne serait pas capable d’imaginer travailler sans ces logiciels et sans Internet, ils sont devenus des aides indispensables. Par contre, d’un autre côté, il y a des pertes dans la création artistique. Avant, on travaillait beaucoup avec le hasard. La technologie numérique limite les effets du hasard. Par exemple, avec les technologies traditionnelles, il y avait des accidents, notamment dans certains films. Mais cela produisait des erreurs merveilleuses, surtout pour les surréalistes, qui aimaient ça. Aujourd’hui, si l’image ne correspond pas aux canons esthétiques attendus, on efface et on recommence. On n’accepte que les photos qui répètent ce qu’on attend d’elles, il nous manque ainsi cet élément d’imprévu. Cependant, de nouvelles avenues ouvrent vers des horizons plus vastes, on peut travailler dans le virtuel, par exemple avec Google Earth, on peut faire l’expérience visuelle de voir la totalité de la surface de notre planète.

Aujourd’hui, un reporter peut travailler sur le terrain ou bien rester face à son écran d’ordinateur et choisir des captures d’écran. C’est une autre expérience du réel qui en multiplie les possibilités. Par exemple, le système de recherche d’images avec cette grande disponibilité d’images nous porte à réfléchir sur la nécessité de produire encore des images. Est-ce encore nécessaire quand tout est disponible ? De nombreux artistes y réfléchissent dans une perspective écologique et développent des stratégies. Bien sûr que cela semble absurde de continuer à contribuer à cette surabondance d’images. Par contre, je peux récupérer et recycler ce dont j’ai besoin dans une direction précise. Ce qui nous amène à une considération révolutionnaire dans le domaine de l’art, c’est-à-dire que la fabrication même de l’image n’est plus aussi importante. Ce qui devient important c’est la gestion de l’usage de l’image. La valeur de l’image passe par le sens, la signification ; la création n’est pas une question de fabrication ou de production mais une question de prescription et de projection du sens.

C.P. : Dans le contexte du Mois de la Photo, comment allez-vous procéder pour faire vos choix ?

J.F. : Je procéderai selon la question de la discursivité, mais je le ferai avec une certaine modestie et une certaine pédagogie. Je vais proposer des débats et présenter des artistes qui illustrent des problématiques rattachées à ce que je viens de vous dire, soit la production massive des images, la discussion sur la question de l’originalité, de la qualité et de la fonction de l’image. Ce qui m’intéresse c’est de montrer la création contemporaine du Québec et du Canada en relation avec ces problématiques.

Il n’y aura pas d’esthétiques privilégiées mais plutôt des concepts, des idées qui prendront des esthétiques différentes, réaliste, documentaire ou abstraite ou qu’on peut associer à des moments précis de l’histoire de l’art ou encore à une a-esthétique comme l’art conceptuel traditionnel. Pour moi l’esthétique c’est la façon de s’habiller. Ce qui m’intéresse c’est le squelette, le noyau conceptuel, le noyau de problématique discursive.

C.P. : Je comprends ce choix, mais l’esthétique contribue aussi à l’expressivité du contenu d’une œuvre et fait partie de son processus d’énonciation, ce n’est pas qu’un simple habillage.

J.F. : Oui, l’esthétique est nécessaire pour aboutir à un résultat, mais je veux plutôt faire une mise en valeur de l’aspect conceptuel des productions d’ici. Je vais essayer de montrer un répertoire de productions différentes qui touchent aux domaines de l’espace, du temps et de l’identité. Observer comment aujourd’hui on parle de l’espace, de nous-mêmes et de la mémoire. J’essaie d’élaborer un panorama assez complet sur ce que je propose comme condition post-photographique.

Christine Palmiéri est artiste, critique d’art, commissaire d’expositions, professeure associée à l’UQAM et directrice de la revue numérique Archée (www.archee.qc.ca). Titulaire d’un doctorat en études et pratiques des arts, elle a dirigé de nombreux essais sur l’art, dont le collectif De la monstruosité. Expression des passions. Ses recherches théoriques portent sur les phénomènes de mutations des entités vivantes dans une approche prospective. Elle a été artiste en résidence en France, au Québec, au Mexique, etc., et y a présenté des installations vidéo et des conférences.

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