« Entre l’idée et l’expérience »
La Havane, Cuba
Du 22 mai au 22 juin 2015
Par Érika Nimis
Évoquer la Biennale de La Havane et son rayonnement, c’est forcément faire un retour sur sa singularité, qui est liée à l’histoire même de Cuba. Avec un niveau d’éducation parmi les plus élevés au monde, Cuba est un terreau fertile pour la création sous toutes ses formes. Ainsi, bien que sous embargo économique américain depuis plus d’un demi-siècle, l’« île révolutionnaire » n’a jamais faibli en matière de vitalité intellectuelle et artistique. Dédiée à l’origine1 aux pays dits du « tiers-monde » (Amérique latine, Afrique et Asie), la Biennale de La Havane acquiert sa pleine maturité trente ans après sa création. 2015 est une année particulière à bien des égards, marquée par le réchauffement diplomatique avec les États-Unis, perceptible à travers l’effervescence qui entoure cette douzième édition où se bousculent les simples curieux qui veulent assister à ce tournant historique, mais aussi les galeristes, collectionneurs et marchands d’art venus en grand nombre cette année. À noter au passage la participation des artistes montréalais 2boys.tv, Alexis O’Hara et Stéphane Gilot, mais aussi de commissaires comme Ximena Holuigue, invitée par le RCAAQ et le Conseil des arts de Montréal dans le cadre du projet Montréal–La Havane pour une résidence de commissariat au centre Wifredo Lam, QG de la Biennale.
Cette édition « historique », par ailleurs, ne se fait pas sans heurt. L’artiste Tania Bruguera l’a appris à ses dépens, en voulant organiser un grand rassemblement place de la Révolution le 30 décembre dernier, #YoTambienExijo, pour définir sur un mode spontané et collectif la nouvelle nation cubaine, ce qui lui a valu le retrait de son passeport, autrement dit une interdiction de quitter le territoire2. Certes, la censure est toujours présente et se traduit notamment par un accès difficile à Internet et aux informations venues de l’extérieur, sur une île aux prises à la fois avec l’embargo et le contrôle étroit de l’État. Toutefois les choses bougent aussi de ce côté et la nouvelle génération invente des stratégies pour contourner les interdits. Sur le Malecón, célèbre avenue du front de mer, les oeuvres d’art ont envahi les trottoirs, très populaires, comme cette sculpture représentant un « Like » géant de Facebook, constitué de matériaux provenant d’antennes paraboliques, en principe interdites sur l’île sous peine d’emprisonnement.
Autre grand changement, depuis l’édition de 2009 à laquelle participaient pour la première fois officiellement des galeristes et des artistes venus des États-Unis, les espaces d’exposition privés3 se sont multipliés et collaborent activement avec le centre Wifredo Lam, favorisant ainsi des liens étroits entre programmations officielle et collatérale. Au cœur de cette programmation collatérale qui fait la part belle aux productions cubaines, la forteresse du Morro-Cabaña, ancien complexe militaire imposant par son architecture, accueille les œuvres de célébrités internationale mêlées à celles d’artistes moins connus, mais tout autant dignes d’intérêt. C’est dans cet espace qu’on retrouve réunis les incontournables de la photographie cubaine qui abordent avant tout des thématiques sociales et politiques, comme la dernière série d’Andres Serrano sur les itinérants, Residents of New York (2015), ou les triptyques allégoriques de René Peña qui traitent des « communications en temps de guerre » (2006-2015). Les expositions photographiques de la programmation officielle abordent aussi des sujets « solides » avec, à la Casa de África, la dernière création d’Alinka Echeverria (Mexique–Royaume-Uni), M-Theory, qui propose, à travers une série de plans macro, des empreintes digitales de célèbres résistants anti-apartheid en Afrique du Sud comme Nelson Mandela, une vision poético-philosophique du combat pour l’égalité des droits. La poésie et la nostalgie ne sont pas loin non plus dans cet hommage, FD play FD, de Felipe Dulzaides rendu à son père, grand artiste du music-hall cubain, qu’on découvre au dernier étage de la FOCSA, la plus haute tour de La Havane.
D’autres espaces alternatifs dans la programmation collatérale font les beaux jours de la Biennale. Outre les écoles d’art, les ateliers d’artistes, mentionnons la Fabrica de Arte Cubano (FAC) dans le Vedado. L’espace, une ancienne usine rachetée par un musicien, propose des concerts, des performances, des projections mais aussi des expositions, comme celles de la galerie FOTO F.A.C., emmenée par le très dynamique Nelson Ramírez de Arellano Conde, artiste, directeur de la Fototeca de Cuba, qui propose de surcroît une installation avec sa partenaire Liudmila au Morro-Cabaña. Ce dernier a également accompagné un projet d’envergure qui présente le meilleur de la photographie cubaine produite entre 1992 et 2012, une période difficile pour l’île à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, dans une publication majeure issue d’une collection privée américaine : The Light in Cuban Eyes4.
Si la thématique de la 12e édition, « entre l’idée et l’expérience », fait une place de choix aux projets qui intègrent le processus de création dans l’œuvre elle-même, l’aptitude à intégrer l’art dans la ville est aussi au cœur des projets artistiques qui se développent en lien étroit avec l’architecture et les communautés. La relation à l’espace est centrale et les œuvres font sens à partir d’un lieu, souvent délaissé, invisible, auquel les artistes redonnent vie, utilité et beauté, comme cette Illusionary Pagoda du Sud-Coréen Han Sungpil, qui recouvre toute une façade dans la Vieille Havane. À Casa Blanca, une zone résidentielle déshéritée, les artistes collaborent pleinement avec la communauté, sur l’invitation du groupe Proyecto Casa blanca, Casa nuestra (ISA). Ainsi, Daniel Buren (France) investit la petite gare ferroviaire du quartier, tandis que César Cornejo (Pérou) revampe la façade d’une maison de pêcheurs, en s’inspirant de l’histoire familiale, une maison transformée en galerie d’art qui accueille les dessins des enfants du quartier. Autre moment poétique, fragile et puissant, le projet Echando Lápiz mené par l’artiste colombien Manuel Santana qui, depuis 2000, propose aux communautés défavorisées de dessiner la flore de leur quartier, afin de se réapproprier la beauté de leur lieu de vie.
Pour finir, mon coup de cœur de cette biennale très riche va à l’ancienne Fábrica de bicicletas dans le quartier du Vedado, non loin de la FAC, avec un projet collectif intitulé Montañas con una esquina rota. Dans ce lieu symbole de l’embargo à son plus fort, à l’abandon depuis un incendie en 2002, sont « cachées » une douzaine d’œuvres spécifiques au site, faites de peu (un feu de bois, des boîtes de conserve musicales, des rebuts trouvés sur le site lui-même), suggérant au visiteur de laisser errer ses sens dans les moindres recoins de ce décor post-apocalyptique, synthétisant à lui seul l’esprit de La Havane où dialoguent mémoires du passé et du présent.
2 Lire Christian Viveros-Fauné, « Why Is the Havana Biennial Afraid of Tania Bruguera and is she the Cuban Ai Wei Wei? », artnet.com, le 18 février 2015. Lien : https://news.artnet.com/art-world/why-is-the-havana-biennial-afraid-of-tania-bruguera-and-is-she-the-cuban-ai-wei-wei-259416. La performance de Tania Bruguera a été reprise dans plusieurs villes du monde en signe de solidarité.
3 La Fabrica de Arte Cubano symbolise le changement : avant la dixième édition, les Cubains n’avaient pas le droit de tenir un espace commercial, comme une galerie d’art ou un atelier.
4 The Light in Cuban Eyes: Lake Forest College’s Madeleine P. Plonsker Collection of Contemporary Cuban Photography, Lake Forrest, Ill., Lake Forest College Press, 2015, 350 pages.
Érika Nimis est photographe, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal et l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest. Elle a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota. hypotheses.org/.