Par Isa Tousignant
Dans le livre d’histoires qu’est l’œuvre d’Alejandro Cartagena, Carpoolers est le chapitre situé entre Suburbia Mexicana et What We Fight For. L’artiste, qui vit et travaille à Monterrey au Mexique, mais qui est originaire de la République dominicaine, œuvre depuis dix ans à investiguer et mettre en images l’étalement urbain ainsi que son impact en produisant des photographies alliant une beauté sensuelle et soignée à un profond intérêt pour l’humain. Carpoolers dévoile un aspect de la vie quotidienne invisible pour la plupart des gens : les allers et retours d’une armée de cols bleus entre la banlieue ouvrière où ils vivent et la banlieue fortunée où ils travaillent. Photographiant ses sujets à la volée depuis une passerelle qui surplombe l’autoroute, Cartagena a utilisé pour la première fois depuis longtemps un appareil numérique. Il préfère habituellement employer des appareils photo grand format pour les paysages et les portraits, mais ce projet requérait une stratégie différente.
Pouvez-vous d’abord décrire concrètement votre processus de prise de vues pour Carpoolers ?
Les photographies ont été réalisées depuis une passerelle pour piétons qui enjambe l’autoroute 85, juste au-dessus d’un endroit où on peut voir les véhicules sortir d’un tunnel. Mon raisonnement était le suivant: si j’apercevais un groupe d’hommes à l’avant d’une camionnette, il était probable qu’il y en aurait d’autres à l’arrière. C’est une autoroute à trois voies et j’étais posté au-dessus de la voie du centre, ce qui me donnait juste assez de temps pour aller me placer au bon endroit et tenter de les photographier au passage.
Vous étiez donc posté d’un côté de la passerelle pour repérer les véhicules se dirigeant dans votre direction, et vous couriez ensuite de l’autre côté pour pointer votre appareil vers la route au-dessous ?
Exactement. Et j’attendais que la camionnette apparaisse dans l’objectif. J’avais décidé de jouer à un jeu : je voulais accomplir le travail moi-même plutôt que de le déléguer à l’appareil. Au lieu d’utiliser la fonction de déclenchement en rafale disponible sur les appareils professionnels, où il suffit d’appuyer sur le bouton pour obtenir cinq ou six images par seconde, je prenais la photo manuellement, en déclenchant une fois ou deux. Si j’avais mon image, tant mieux, sinon, tant pis. Et bien sûr mon taux de réussite n’était que d’environ 30 %, car ces camionnettes peuvent rouler aussi bien à 60 qu’à 100 km/h. Je réalise la plupart de mes projets avec une chambre photographique montée sur trépied, qui fixe à la surface d’un plan-film une seule image. Je reste pendant une éternité sous un voile noir à examiner la lumière, à ajuster la mise au point, à choisir le cadrage – c’est un processus vraiment laborieux. Ici aussi, je voulais avoir le sentiment de vraiment prendre une décision.
Cette passerelle est-elle située près de Monterrey, où vous vivez ?
Oui, elle surplombe une autoroute qui relie la banlieue nord à la banlieue sud de Monterrey. C’est là que le projet est devenu particulièrement intéressant pour moi. Pour Suburbia Mexicana, j’avais photographié la banlieue nord, c’est-à-dire la cité ouvrière construite à la fin des années 2000. Puis j’avais photographié la banlieue sud, où se trouve San Pedro, l’une des villes les plus riches d’Amérique latine. Je m’intéresse à la relation d’interdépendance entre les deux, et ces camionnettes venaient justement illustrer la connexion. C’est ainsi que les ouvriers payent leurs propres maisons : en entretenant celles des riches. Et c’est ainsi qu’ils se déplacent, car la banlieue nord s’est développée si rapidement et de manière si chaotique qu’il n’y a pas de transports en commun leur permettant de se rendre au travail.
Y a-t-il une différence dans votre approche pour une série comme celle-ci, impliquant une distance importante entre vous et vos sujets, et d’autres qui comportent des portraits plus intimes ?
Je ne suis pas intéressé par la photographie à l’ancienne, où le sujet doit avoir une histoire et où la magie de l’image tient au récit de cette histoire. Je ne demande pas vraiment le nom des gens que je photographie, même quand ils sont en face de moi, car à mon sens ils font partie d’une réalité plus vaste. Ce sont des personnages, et nous n’avons pas besoin de connaître leur nom pour voir qu’ils peinent à transporter de lourds sacs de provisions, car il n’y a pas de transports en commun et le taxi est trop cher pour eux ; ou qu’ils creusent un trou devant leur maison pour y ériger un mur, car il n’y a pas de services de police dans la banlieue. C’est un morceau de cette histoire complexe que je tente de reconstituer, pour raconter comment les banlieues ont été construites au Mexique.
Dans beaucoup de vos projets, vous construisez de véritables récits chronologiques, avec beaucoup d’images interstitielles et des moments de silence qui fonctionnent presque comme des sauts de paragraphe…
C’est ce qui m’intéresse surtout – ces blancs, ces idées suggérées qui, sans être représentées, sont lisibles en filigrane si vous êtes un peu curieux. Je joue aussi sur l’impact visuel, bien sûr ; j’aime les belles photographies, j’aime les beaux tableaux, j’aime la beauté – mais c’est seulement l’une des nombreuses facettes de la réalité que je souhaite évoquer dans mes images. Mon travail ne serait pas aussi intéressant pour moi s’il s’agissait uniquement de rencontres au hasard, si j’avais simplement photographié ces hommes en route vers leur lieu de travail, sans avoir déjà photographié non seulement l’endroit où ils travaillent, mais aussi celui où ils vivent.
Avez-vous constaté qu’un sujet en amène un autre dans votre travail ? Est-ce un processus séquentiel, ou bien travaillez-vous sur de nombreux corpus à la fois ?
Les deux. Il y a environ dix ans que je m’investis dans ce projet sur la ville et son expansion géographique. Suburbia Mexicana, Carpoolers, Overgrowth, What We Fight For – tous ces projets se recoupent, puisqu’ils sont liés à mes recherches sur le sujet. Les œuvres y gagnent en honnêteté, à mon avis, car c’est un sujet que j’approfondis de manière empirique – je me rends sur place, je photographie, j’observe, je pose des questions – tout en effectuant des recherches théoriques en urbanisme et en sociologie. Il serait dommage de gaspiller tout ce travail et de passer à autre chose.
Diriez-vous qu’il y a une part d’investigation dans votre démarche qui vous amène à rechercher les histoires révélatrices d’un problème social plus grand, dont le public n’aurait peut-être pas conscience autrement ?
Oui. Et pour moi, c’est là que réside sa poésie, si l’on peut l’appeler ainsi. On vous montre des photos d’ouvriers en route vers leur lieu de travail, d’autres photos avec des petites maisons construites au milieu de nulle part, et tout d’un coup vous comprenez que les ouvriers habitent dans ces petites maisons. Cette étincelle de corrélation visuelle est porteuse de connaissance, de poésie.
Vers quel moment les thèmes plus psychologiques présents dans votre œuvre ont-ils fait place à des thèmes plus sociaux ? Je pense à vos premiers autoportraits, ou à la série Dulces Intentiones.
Lorsque je me suis lancé dans la photographie, j’étais dans une phase d’introspection, très psychologique, où je devais accepter de laisser derrière moi tout ce que j’avais fait jusque-là. J’ai travaillé dans le secteur des services pendant quinze ans avant de commencer la photo, à vingt-sept ans. Je sentais que j’avais du retard à rattraper, et comme la première chose qu’un artiste explore est lui-même, je suis allé au bout de ce processus de manière accélérée. Puis je me suis tourné vers l’extérieur pour observer ce qui se passait autour de moi. Je suis né non pas à Monterrey, mais en République dominicaine ; je suis arrivé ici quand j’avais treize ans, et l’une des choses qui m’a toujours intéressé en tant qu’étranger était cette question : qui sont ces gens autour de moi ? Car en sachant qui ils sont, je saurai qui je suis en train de devenir. Et puis il y avait cette notion de l’espace qui m’entoure, qui me pousse à être un certain type de personne à cause de la manière dont la ville se construit, dont les rues se forment… tous ces éléments ont contribué à bâtir ma nouvelle identité.
Comment avez-vous adopté l’identité d’un photographe ?
Il se trouve que pendant les cinq premières années, au lieu de passer par une école de photo, j’ai eu la chance de travailler comme numériseur pour des archives photographiques. Mon travail consistait à numériser chaque jour de trente à cinquante négatifs sur plaque du XIXe et du XXe siècle, et cela, pendant cinq ans. J’ai appris mentalement comment photographier en regardant le travail des autres photographes. J’ai appris à imprimer et encadrer leurs œuvres, à monter une exposition, à écrire sur leur travail – pour moi, c’était vraiment un programme de maîtrise en cinq ans sur l’art d’être photographe. Et le revenu que me procurait cet emploi me permettait d’explorer ma propre démarche. Chaque sou était consacré à faire des tirages, à acheter de la pellicule, à la développer : bref, à produire aussi rapidement et en profondeur que possible.
Et vous avez été tellement prolifique depuis ! Quel est le secret de votre éthique de travail ?
C’est culturel – mes parents étaient des bourreaux de travail, mes grands-parents aussi, et j’en ai épousé un. Nous avons deux enfants. À l’arrivée du premier, je craignais de ne plus pouvoir être aussi productif, alors j’ai mis les bouchées doubles ! Au cours de ces trois dernières années, depuis que nous sommes devenus des parents, j’ai accompli presque autant de travail qu’au cours des sept années précédentes. Si vous veniez visiter mon studio aujourd’hui, vous verriez un, deux, trois, quatre, cinq… six projets sur les murs, à divers stades de production et de sélection. J’adore travailler. C’est fantastique : des gens vous payent pour exprimer ce que vous pensez. Je ne connais pas de meilleur métier.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Collaboratrice à la revue Canadian Art et rédactrice indépendante dans les domaines de l’art, du design et de la décoration, Isa Tousignant a précédemment dirigé la section artistique de l’hebdomadaire alternatif Hour. À titre de commissaire, elle a contribué à organiser divers happenings artistiques. Sa recherche postdoctorale sur les animaux dans l’art contemporain et les dynamiques interespèces a fait d’elle une végétalienne convaincue. Elle vit et travaille à Montréal.
Les projets d’Alejandro Cartagena abordent des questions sociales et environnementales au moyen du paysage et du portrait. Que ce soit sous la forme d’expositions, de livres d’artistes ou de reportages, ses images ont fait l’objet de nombreuses mentions, se retrouvent dans les collections permanentes de plusieurs grands musées aux États-Unis, au Mexique et au Brésil et ont été publiées dans les plus grands journaux et magazines européens et américains. Le projet Carpoolers existe aussi sous la forme d’un très intéressant livre photographique que l’on peut visionner sur : vimeo.com/110235644.
www.alejandrocartagena.com