Galerie Simon Blais, Montréal
Du 4 septembre au 10 octobre 2015
Par Mona Hakim
La cohabitation des oeuvres de Serge Clément, Bertrand Carrière et Michel Campeau allait tout naturellement de soi tant leurs liens professionnels et personnels se sont soudés au fil du temps et à même les mailles d’une histoire de la photographie au Québec. La commissaire invitée, Zoë Tousignant, en a très bien saisi le pouls, ajoutant une voix supplémentaire et complice à ce trio tissé serré avec qui elle a travaillé en étroite collaboration. Comme le titre l’indique, Campeau, Carrière, Clément : Accumulations propose une exposition riche en images, explicitant du coup les signes d’un langage photographique que des strates temporelles ont édifié et inscrit dans une trajectoire actuelle de la photographie. Le dispositif de présentation des oeuvres, en constellations, est lui-même à l’image de la production de ces trois photographes : foisonnant et expansif.
D’entrée de jeu, on saluera l’initiative inédite prise par Simon Blais de réserver la totalité des murs de sa galerie à la photographie avec trois de ses protégés. Occupation maximale de l’espace donc pour les oeuvres de ces trois photographes, dont la présentation dans un même lieu constitue également une première. Leurs projets récents respectifs sont bien sûr mis en vedette, certains d’entre eux regroupant près d’une dizaine d’années de prises de vues. Chez Bertrand Carrière, il s’agit d’images tirées de sa volumineuse et touchante série Le capteur (2006-2014) qu’il présente ici sous forme de polyptyques – fondus enchaînés de moments intimes –, alors qu’un agencement de quarante-deux albums recensant les centaines d’images de la série forme un long écrin noir sur le mur, sorte de manifeste poétique d’un capteur boulimique du quotidien.
Bien que la couleur soit plutôt inhabituelle chez Serge Clément, les images de la série Chassé-croisé (2005-2013), disposées en accordéon dressé sur une longue table centrale ou déployées sur le mur, n’ont rien perdu de l’onirisme et du lyrisme qui caractérisent si bien son travail. Errances urbaines, effets de mirage, espaces hétérogènes, repères architecturaux traversent les images, quoique la couleur procure ici une présence plus accusée à certains sujets, ce qui tend à atténuer le caractère ténébreux et fugitif qui a toujours hanté les œuvres du photographe.
Avec The Donkey That Became a Zebra (2014-2015), Michel Campeau poursuit son exploration des origines de la photographie et de ses usages mécaniques, entamée en 2005 avec Darkroom. Images d’archives provenant du Web, de sa collection personnelle, de celle de Bruce Anderson et d’ailleurs, elles tapissent le grand mur de la salle principale comme une frise composite, dépliant une petite histoire du médium, non sans bribes d’humour, avec les signes, objets et personnages qui ont alimenté cette histoire (et un peu aussi la sienne).
Hormis le désir de présenter des projets récents des photographes, Zoë Tousignant s’est surtout laissé guider par la forte complicité qui existe entre ces trois photographes depuis quatre décennies et a ainsi donné une direction claire à l’exposition en l’orientant en fonction du « groupe ». Un groupe fusionnel au sein d’une communauté tout aussi en communion, voire d’une période de l’histoire de la photographie que ce collectif aura définie. Cette posture donne à l’exposition son ton singulier, à commencer par la pièce maîtresse logée dans la troisième salle de la galerie, une accumulation de centaines d’instantanés pris par les trois protagonistes depuis les années 1970, recréant une immense et captivante mosaïque dans laquelle chacun s’amusera à décrypter les visages ou à s’auto-identifier.
Entourant les nombreux autoportraits – pour ne pas dire égoportraits – des trois photographes, amis, parents, artistes, collègues et autres acteurs de cette confrérie photographique encore unie aujourd’hui témoignent en effet d’une génération soudée de photographes pour qui l’appareil photo devient une extension d’eux-mêmes. Comme le mentionne la commissaire dans la publication qui accompagne l’exposition, pour ce milieu qui a vu le jour dans les années 1970, « la photographie fut un point de convergence, voire une force mobilisatrice ».
En remontant le temps, ces clichés mettent en évidence l’héritage d’un contexte historique commun propice à la compréhension du travail actuel de ce trio de photographes, et c’est là une des forces de l’exposition. Issus de la tradition documentaire, Michel Campeau, Bertrand Carrière et Serge Clément incarnent le passage de la photo documentaire à une approche plus subjective de la photographie – plus près de la notion d’auteur, pourrait-on dire –, un passage caractérisé par une mise en corrélation plutôt que par la rupture toutefois, alors que leur langage d’origine, bien qu’il se soit transformé, s’est infiltré dans toutes les strates temporelles et matérielles de leur trajectoire artistique, tel un palimpseste. Portrait, autoportrait, geste spontané, quotidien et obsession de la prise de vue, souci du détail, puissance émotive, parcours dans le paysage urbain ou dans l’espace intime forment un lexique fait d’enchaînements en continu et d’allers-retours qui a manifestement défié le temps. Un lexique qui s’est densifié dans la durée, accusant une propension à la collecte compulsive d’images personnelles et publiques, accumulant les surfaces réfléchissantes, les permutations temporelles et les rencontres insolites et poétiques (Carrière, Clément) ou multipliant les signes-témoins liés à la nature même de la photographie (Campeau).
Le livre photographique, autre incontournable dans leur travail, a pris une telle importance qu’il aura eu des résonances décisives sur le dispositif séquentiel, voire narratif et essentiellement non linéaire de leurs corpus respectifs. On notera par ailleurs que les trois projets centraux de l’exposition ont chacun été conçus en fonction d’un livre photographique.
Bien sûr, Campeau, Carrière et Clément ont emprunté des voies distinctes. Or, leur amitié professionnelle de longue date ayant inévitablement contaminé leurs images personnelles, il était difficile pour la commissaire « de ne pas voir le travail de chacun à travers le filtre du travail des autres ». À cet égard, le choix de former des triptyques (réunis dans une même salle) jumelant côte à côte les trois photographes est fort à propos et éloquent. Les similitudes (texture, ombres et lumière, surimposition, etc.) apparaissent avec plus d’évidence, au point de confondre l’appartenance des images, sauf peut-être pour celles de Campeau, quoique son humour et ses figures frontales arrivent à teinter les œuvres de ses compagnons.
Le virage numérique qu’ont pris ces trois photographes, l’accumulation inépuisable de documents, qu’ils soient tirés du quotidien ou d’archives publiques, de même que l’acte spontané, voire banal de la prise de vue pourraient certes correspondre à certaines modalités liées au courant post-photographique. En même temps, la présence sensible de soi dans la construction d’un récit, la qualité esthétique des épreuves photo, la signature affirmée de l’auteur, les vestiges de l’histoire et de la mémoire dans la trame du présent font ici contrepoids, mais sans être contradictoires pour autant, aux transformations que subit le médium à l’ère de la photo amateur. Au regard du travail de ces trois photographes, « il n’existe pas de remplacement, pas de “post”, écrit la commissaire, seulement une accumulation sans fin ». L’exposition en fait la très belle démonstration.
Mona Hakim est historienne de l’art, critique et commissaire indépendante. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au collégial de 1996 à 2015. Ses recherches et ses écrits portent sur l’art contemporain et actuel avec un intérêt plus soutenu pour les enjeux liés à la photographie. Elle organise des expositions rétrospectives et collectives, ici comme à l’étranger, et travaille actuellement en co-commissariat sur une exposition traçant les grandes lignes de la photographie québécoise depuis les quinze dernières années.