Whitechapel Gallery, Londres
Du 29 avril au 21 juin 2015
Par Fabien Pinaroli
On le sait depuis longtemps, le bonheur est monté à la chaîne et sa fabrication est artificielle. C’est ce qui est d’entrée de jeu énoncé par le titre de l’exposition The Production Line of Happiness, formule empruntée à Jean-Luc Godard, lui-même inspiré par Raymond Aron, qui qualifiait la société du spectacle de « chaîne de production du bonheur » – et à qui Guy Debord et les situationnistes avaient déclaré la guerre dans les années 1950.
Christopher Williams a été formé à CalArts, en Californie, à la fin des années 1970. Il a intégré les logiques de distanciation et de production réflexive que les artistes conceptuels – ses professeurs – avaient mis en place dix ans plus tôt. Depuis, dans cette période saturée d’images médiatiques et d’injonctions à la consommation, il a produit une œuvre singulièrement critique, qui hybride l’héritage de l’école de Düsseldorf et les logiques des artistes appropriationnistes de la Pictures Generation travaillant au cœur de la prolifération des images faites par d’autres.
Dans l’exposition figure la photographie d’une Renault Dauphine noire sur fond noir (Model: 1964 Renault Dauphine-Four…), un véhicule en circulation dans les années 1960. L’image est faite en pensant à la lumière et aux profonds noirs barytés d’Edward Weston et à ses très gros plans de coquillages et de feuilles de chou réalisés entre 1927 et 1930, qui donnent à ces morceaux de nature un aspect sculptural et communiquent la vision cosmologique du photographe moderne. Le véhicule que Williams prend comme modèle est renversé sur le côté ; il évoque les barricades dressées par les grévistes en mai 1968 en France, mais la lumière trop artificielle qui baigne cette Dauphine, la perfection toute westonnienne de l’image, si elle est effectivement un hommage à la photographie américaine du groupe f/64, semble couper court à tout rêve d’émancipation.
Le travail de Williams consiste à s’approprier le système de production des images contribuant à entretenir le spectacle permanent dans nos sociétés post-industrielles – la publicité, la mode, l’architecture et, aujourd’hui, les expositions d’art contemporain, qui sont certains de ses vecteurs privilégiés. Il fait réaliser des photographies d’objets, de personnes, de paysages par des studios de prise de vues spécialisés dans l’image publicitaire, de mode ou d’architecture. Leur définition impeccable correspond aux standards, mais dans le champ apparaissent des imperfections ou des intrus, des objets techniques (comme la charte Color Separation Guide de Kodak servant à étalonner les tirages) ou, mieux, une perfection trop flagrante pour être issue de procès industriels ou commerciaux, lesquels ne laissent pas toujours le temps de parfaire à ce point les images, industries culturelles obligent. L’exposition est un acte de réflexion sur les processus mêmes de l’exposition et sur les images elles-mêmes et leur place dans les flux de désirs que la société capitaliste produit.
L’une des stratégies de Christopher Williams est de faire prendre une tournure « haute définition » à ses titres, qui deviennent des caricatures d’eux-mêmes et présentent une sorte d’équivalent au fantasme du détail en jeu dans les images elles-mêmes : ils sont alors constitués du nom de l’objet photographié, de son numéro de série, de ses caractéristiques techniques, des coordonnées de qui l’a fabriqué, de qui le distribue et du studio publicitaire qui en a effectué la prise de vue. Parfois ils indiquent les conditions de la prise de vue avec diaphragme, vitesse, filtres utilisés, etc.
L’exposition est l’occasion de revoir les œuvres qui ont fait la réputation de l’artiste, son travail de diplôme à CalArts, SOURCE, la série Angola to Vietnam, Bouquet for Bas Jan Ader and Christopher D’Arcangelo, etc. En plus du catalogue d’essais, un livre d’artiste (vert comme le catalogue, mais exempt de toute information cette fois) rejoue les photographies dans un format éditorial – le rapprochement livre/exposition permettant à Williams de travailler la sérialité, la répétition et différents glissements et autres déplacements liés aux deux temporalités distinctes que mettent en place la visite d’une exposition et le feuilletage d’un livre.
Tous les choix artistiques ont été laissés saillants et sont exhibés, chaque détail participant à la « réflexivité généralisée » qui se dégage immanquablement de cette « installation » ou encore de cette « exposition-essai », au sens où Godard a fait des films-essais. Les cimaises, qui proviennent d’anciennes expositions et dont la surface est laissée brute de démontage, ont été sciées de manière grossière en sections identiques permettant leur transport dans une semi-remorque. Le type d’accrochage des photographies est plus bas que la norme ; il est également soit trop aéré, une photo par mur, soit trop resserré, comme c’est le cas de quatre photos soudainement exposées très près d’un angle. Le catalogue d’essais fournit les compléments historiques essentiels à la compréhension du travail, il contient des documents d’archives et est parsemé de textes d’autres artistes (Bertolt Brecht, Jean-Luc Godard, John Chamberlain, Lawrence Weiner, Daniel Buren, etc.). Le vert Pantone de la couverture, utilisé comme charte couleur, est celui de la marque Fujicolor – les deux expositions éponymes précédant celle de Londres ont utilisé le rouge et le jaune des logos d’Agfa et de Kodak. Le parcours de l’exposition permet de goûter au plaisir de voir de belles et malicieuses images tout en sentant l’écœurement produit par un effet de seuil propre à tout ce bonheur accumulé. Cette exposition et les suppléments qui lui sont rattachés permettent de comprendre comment Williams produit des images qui relèvent d’un projet photographique radical dans la continuité – et non pas en contrepoint – des photographes de l’époque moderne et, en même temps, un constat acide et plein d’humour des impasses dans lesquelles nous sommes engagés depuis.
Fabien Pinaroli, commissaire et critique indépendant, a coédité le livre Harald Szeemann. Méthodologie individuelle (2007) et assuré la direction éditoriale du livre Re: vers une histoire mineure des performances et des expositions (2014). En 2012, il proposait CoB#2, un reenactment de l’exposition Celebration of the Body (N.E. Thing Co, 1976), à Lyon et à Saint-Fons, et deux journées d’études à Londres sur la réactivation d’expositions et de performances. En 2013, il est commissaire de l’exposition Iain Baxter& à Raven Row, Londres.