Les paradoxes du détail, Érika Wicky – Daniel Fiset

[Hiver 2016]

Les paradoxes du détail
Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie
Érika Wicky
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 246 p., ill. N & B

Par Daniel Fiset

Le dernier ouvrage de l’historienne de l’art Érika Wicky, Les paradoxes du détail. Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie, envisage le détail comme un élément central du rapport à la connaissance qui s’établit au XIXe siècle dans les domaines tant artistiques que scientifiques. Le détail, qui voit son importance confirmée entre autres par la rapide dissémination de la photographie dès la première moitié des années 1800, est ici envisagé comme un « vecteur privilégié pour accéder à l’intimité [de l’époque] et aux divers types d’associations qui gouvernaient alors la pensée et la perception » (p. 11), un « opérateur théorique pour appréhender les images » (p. 12).

À cette fin, l’auteure propose de considérer quelques photographies, peintures et panoramas de l’époque, mais concentre plus particulièrement son analyse sur divers textes littéraires et discours du XIXe siècle, majoritairement français. Alors qu’il peut paraître curieux de délaisser l’image pour privilégier le texte dans un livre qui tente de mieux cerner l’ère de la photographie, ce choix méthodologique judicieux permet à Wicky d’éviter les anachronismes d’un regard contemporain qui se poserait, avec ses a priori, sur des images vieilles de deux siècles. Le lecteur reste le plus près possible de l’expérience du détail caractéristique du regard du xixe siècle, puisqu’il appréhende l’image dans et par le témoignage textuel.

Wicky établit d’emblée le rapport au détail qui serait spécifique au XIXe siècle en considérant les acceptions multiples du terme. Ainsi, le détail, « opération volontaire », installe un « découpage du réel en plusieurs parties » (p. 16) et permet la « multiplication des rapports de proportion » (p. 10). Toutefois, le découpage du détail, au contraire du fragment qui brise l’unité de l’objet, impose un retour constant vers une totalité. C’est dans ce jeu entre le tout et la partie que Wicky envisage les photographies, « prolifération d’images mécaniquement reproduites sur de multiples supports » (p. 22), comme autant de possibilités de « généraliser, [d’]abstraire et [d’]imaginer des ensembles complets et cohérents » (p. 22).

Les lecteurs intéressés par la photographie apprécieront particulièrement les deuxième et troisième chapitres, qui considèrent la notion de détail au moyen de deux questions qui traversent le champ des études photographiques, soit la fidélité au réel et la valeur indicielle du signe. L’auteure remarque que « l’installation de la photographie dans le paysage visuel met incomparablement en lumière les enjeux du détail au cours de la seconde moitié du XIXe siècle » (p. 41), et ce, dès la décision de 1839 de l’Académie française des sciences de privilégier le daguerréotype, qui permet un rendu détaillé, au détriment des procédés papier. Dans le deuxième chapitre, Wicky s’intéresse aux débats qui opposent photographie et gravure dans leur capacité de reproduction des œuvres picturales. Son cas d’étude central est la pétition Goupil, déposée en France en 1859, qui s’insurgeait contre les « photographes étrangers qui dupliquaient, dans un but commercial, des œuvres d’art ou leurs reproductions gravées sans s’acquitter des droits de reproduction » (p. 45). Cette pétition força plusieurs journaux français à prendre position sur la photographie ; elle exposa les débats épistémologiques et moraux qui sous-tendaient la pratique photographique de l’époque. Wicky analysera ensuite la méthode d’attribution des œuvres d’art développée par Giovanni Morelli dans les années 1870. Cette section met de l’avant l’importance du connoisseurship, « science de l’art » en plein développement au XIXe siècle. Réunis, ces chapitres indiquent à quel point la reproduction photographique d’œuvres d’art s’est immiscée au même moment dans le quotidien des amateurs et des professionnels.

L’auteure aborde également le rôle distinctif du détail en analysant une sélection de portraits, s’intéressant notamment à la popularité du portrait carte-de-visite, inventé par Disdéri dans les années 1850. Image qui impose des modalités d’échange et de consultation particulières (observation dans l’intimité, constitution d’albums photographiques, image constituante de la célébrité), le portrait carte-de-visite cristallise le rapport métonymique à l’image observé par l’auteure dès le premier chapitre. La carte de visite photographique permet ainsi la constitution d’un soi qui passe par la présence du détail ; le vêtement, l’apparence et le décor sont autant d’éléments qui permettent au portraituré de se distinguer moralement et socialement.

Le cinquième chapitre analyse la « préoccupation documentaire » (p. 135) du détail dans Salammbô, roman de Gustave Flaubert, et dans un panorama populaire, exécuté en 1865 par le peintre Jean-Charles Langlois, dépeignant la bataille de Solferino. Alors que Wicky privilégie les témoignages qui relatent la popularité du panorama auprès du public parisien, les photographies panoramiques d’Édouard Baldus et les vues de camps militaires de Gustave Le Gray font une apparition remarquée dans l’argumentaire. Ces deux corpus, mis en rapport avec le panorama de Langlois, exposent les polarités entre l’image comme document et l’image comme spectacle, typiques de la culture visuelle du XIXe siècle. À cet égard, Wicky remarque justement que le panorama de Langlois est perçu par le public « à la fois comme un document crédible, un monument-hommage, et comme un spectacle à ne pas rater » (p. 136), indiquant les rôles divergents qu’avaient à occuper les représentations visuelles dans la culture de l’époque.

Les derniers chapitres du livre prennent leurs distances par rapport à la photographie en proposant plutôt des cas d’étude tirés de l’exposition, de la peinture et de la littérature. En relevant le goût marqué du XIXe siècle pour les « scènes de genre à prétexte historique » (p. 157), Wicky identifie un des paradoxes les plus prégnants du détail ; « alors que la multiplication d’éléments devait mener à l’élaboration d’une représentation plus précise, permettant une meilleure connaissance factuelle […], l’attention du spectateur se voyait détournée vers des motifs secondaires qui amenaient inexorablement à faire perdre de vue le véritable objet du tableau » (p. 158). Pour mieux comprendre l’efficace du détail dans ces tableaux, l’auteure propose de s’intéresser aux modes d’exposition de ces mêmes tableaux, notamment dans l’Exposition universelle de 1867.

Elle se penche finalement sur le désintérêt, à la deuxième moitié du XIXe siècle, d’un cercle d’esthètes pour la peinture précise et léchée, populaire dans les Salons, à laquelle ils préféraient une peinture esquissée, spontanée, qui capte « le caractère éphémère de la sensation », typique des naturalistes français (p. 199). Des exemples tirés de la littérature française (Maupassant, Mirbeau, Zola, Gautier, Balzac, Proust, les Goncourt, Baudelaire…), qui traitent du rapport à l’art, vont permettre à Wicky de déterminer les liens qui unissent le spectateur et le tableau dans ce nouveau paradigme pictural.

Dans l’ouvrage de Wicky, c’est non pas l’étude des pratiques du détail qui est en jeu, mais plutôt « l’histoire de la notion de détail » telle qu’elle se dessine dans les textes à l’étude (p. 18). Quelque peu déstabilisant au premier contact étant donné l’ambition du projet, Les paradoxes du détail s’avère un outil précieux pour une meilleure compréhension de la culture européenne du XIXe siècle. Le concept de détail confirme l’apport essentiel de la photographie dans la constitution du savoir des sociétés de l’époque, tout en resituant l’expérience du regard photographique dans une culture visuelle plus générale. En filigrane, Wicky éclaire les tensions par lesquelles s’est définie la photographie, entre l’art et la science, entre l’amateur et le professionnel, entre le discours et l’image, entre l’objectivité et la subjectivité, entre le tout et la partie.

Daniel Fiset est doctorant au Département d’histoire de l’art de l’Université de Montréal. Ses recherches actuelles portent sur les liens conceptuels et formels entre la photographie artistique contemporaine et la culture visuelle. Il s’intéresse également à la conservation de l’art public au Québec et à l’étude des pratiques artistiques in situ.

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