Un entretien de Zoë Tousignant
Quentin Bajac est le conservateur en chef du département de photographie du Museum of Modern Art, à New York, un poste qu’il occupe depuis 2013. À l’automne 2015, le MoMA a inauguré l’exposition Ocean of Images: New Photography 2015 (du 7 novembre 2015 au 20 mars 2016) et a publié le troisième volume de la série Photography at MOMA. L’entretien qui suit a eu lieu à Montréal le lendemain de la conférence d’honneur de Bajac, intitulée « Après la photographie ? », présentée lors du colloque du Mois de la Photo à Montréal 2015.
Zoë Tousignant : Après votre conférence hier, un membre de l’auditoire vous a demandé de définir quelle sera – à la suite de Beaumont Newhall, Edward Steichen, John Szarkowski et Peter Galassi – votre contribution particulière au poste de conservateur de la photographie au MoMA. Vous avez répondu que vous proposez une vision pluridisciplinaire de la photographie. J’aimerais ajouter que ce que vous apportez, aussi, c’est une conscience historique.
Quentin Bajac : Oui, j’apporte aussi une conscience historique ; c’est-à-dire, j’arrive avec ma conscience d’historien, de conservateur qui a travaillé à la fois dans le XIXe, le XXe historique et le contemporain, et a beaucoup écrit sur la photographie de ses débuts à nos jours, donc qui a toujours aimé mettre en perspective. Et puis, il y a le rôle historique du département de photographie du MoMA, qui est le plus ancien département de photographie dans un musée d’art moderne et contemporain, et donc, à ce titre, qui se doit d’être sinon fidèle, en tout cas conscient de son histoire.
Je pense que c’est important, cette différence entre fidèle et conscient. Il faut être conscient de son histoire, de ce qui a été accompli, mais il faut aussi avoir la liberté de s’en écarter pour écrire sa propre histoire. Je pense que le modèle du MoMA est parfois figé, et qu’il faut savoir qu’il existe et savoir l’utiliser, mais aussi le prolonger pour pouvoir l’enrichir, parce que sinon on risque une sorte de fossilisation, d’ossification de l’histoire de la photographie. Je suis conscient de ces deux perspectives historiques, et c’est pour ça qu’une des premières choses que j’ai faites en arrivant au musée (même si ça a pris un peu plus de temps que prévu), c’était d’écrire un livre sur la collection.
ZT : Vous préparez un guide de la collection ?
QB : C’est plus qu’un guide. Je voulais quelque chose qui permette d’avoir un peu de temps, un peu d’ampleur, le temps de raconter une histoire dans sa diversité historique et géographique, et puis dans la diversité des approches, parce qu’il y a en effet cette grande tradition de « straight photography » ou de photographie documentaire au MoMA, mais si on regarde l’histoire du MoMA avant John Szarkowski, Steichen avait une vision très différente – il s’intéressait à la presse, à la photographie européenne, à la photographie expérimentale – et Newhall avait aussi des goûts différents. Et puis, la photographie au MoMA dépasse le département de photographie…
Il y a eu d’autres expositions dans les années 1970, je pense à l’exposition Information, autour des pratiques conceptuelles, où la photographie était ô combien présente. Diverses histoires de la photographie ont été tissées au MoMA par delà la simple histoire du département de photographie. Donc il y a plusieurs voix.
Alors on fait Photography at MoMA. Ce n’est pas une histoire de la photographie, mais c’est travaillé à partir de la collection, et pas restreint à la collection du département. Nous empruntons quelques œuvres à nos collègues de Painting and Sculpture, de Media and Performance et de Prints and Drawings, parce que la photographie est partout d’une certaine manière. On le fait en trois volumes, et on commence par la fin. On commence par le contemporain et on remonte le temps. Le troisième, qui vient de paraître, traite des années 1960 à nos jours. Celui sur la période moderne paraîtra, je l’espère, à l’automne prochain, et celui sur la période historique à l’automne 2017. Vous parliez de cette perspective historique et, oui, je pense qu’il faut l’avoir.
ZT : L’exposition Ocean of Images est présentée dans le cadre de la série annuelle New Photography, qui, de ce que j’en comprends, est axée sur la production contemporaine et émergente, son mandat étant de faire un genre de « statement » sur ce qui se passe aujourd’hui en photographie. Que devient cette série, entre vos mains ?
QB : C’est une série qui a trente ans, qui a été lancée par John Szarkowski en 1985. Je ne suis pas sûr si depuis le départ il y a eu l’idée d’un statement. L’idée était vraiment de montrer des photographes. John a toujours été très logique et respectueux de lui-même et de sa pensée – dès le départ, il a dit : « Je ne suis pas intéressé par des expositions thématiques. Ce qui m’intéresse c’est de présenter des photographes et des artistes, et pas forcément de les relier. » Je pense que dans son esprit, lorsqu’il a lancé New Photography, c’était ça. Et c’était de remettre en avant la production contemporaine, à une époque où les critiques visant le MoMA étaient que le musée commençait à s’historiciser et à moins s’intéresser au contemporain.
Mais je ne pense pas qu’il y avait dans son idée cet état des lieux. Cela dit, si vous regardez les vingt-quatre éditions qui on eu lieu sur trente ans – parce que le MoMA a été fermé pendant une période au début des années 2000 –, elles décrivent un esprit du temps. On voit très clairement que les quatre ou cinq premières éditions, qui correspondent à la fin du mandat de John Szarkowski, sont très marquées par une histoire de la photographie noir et blanc, très américaine. Et on voit quand Peter Galassi arrive à la tête du département dans les années 1990, il accompagne l’explosion des formats, de la couleur, etc., et ça devient beaucoup plus international et très européen, parce qu’il y avait un fort tropisme européen chez Peter. Et à partir de la réouverture du musée en 2005-2006, on commence à s’intéresser davantage à cette transformation du médium photographique et à accueillir des pratiques plus hybrides.
Et pour commémorer les trente ans, je pensais qu’il était temps de prendre cette occasion pour re-penser New Photography, repenser la formule. J’avais l’impression qu’elle manquait un peu de visibilité, y compris dans le milieu de la photographie, notamment en Europe, parce qu’il n’y a jamais eu de catalogue et que c’était uniquement à l’automne, dans une seule salle des galeries de photo. Je voulais essayer d’augmenter sa visibilité et son ampleur, de refonder tout en gardant son esprit, parce que je crois que c’est important qu’on garde ce fer de lance, depuis trente ans, dans notre politique dans le domaine contemporain et d’acquisition.
Redéfinir aussi ce qu’on entendait par « new » : « New photography » veut dire des artistes qui ont peu exposé à New York, qui n’ont pas eu de grandes expositions dans une institution ou, lorsqu’ils ont déjà exposé à New York, on insiste qu’ils présentent des œuvres qui n’y ont pas été exposées, et le plus possible des œuvres très récentes, produites au cours des deux dernières années.
Refonder New Photography sur un autre rythme : c’est une exposition qui maintenant reviendra tous les deux ans, dans un espace plus grand. Donc plutôt que d’inviter de deux à cinq artistes tous les ans, on en invite de dix à quinze tous les deux ans.
Et donc présenter les diverses formes que peut prendre la photographie aujourd’hui, essayer d’ouvrir la photographie, de sortir de cette verticalité du mur, d’essayer d’investir l’espace de la galerie. Je pense qu’en termes de présentation, ce sera différent des New Photography précédentes. Cela dit, est-ce que ça définit un statement ? Le statement est plutôt autour de la diversité : de la diversité des pratiques, de la circulation des images, de la façon dont la photographie est aujourd’hui une forme dont les musées et les artistes ont l’impression de redécouvrir l’extrême ubiquité. Autant j’ai l’impression que, dans les années 1980-1990, les photographes artistes produisaient essentiellement pour la galerie, pensaient à la verticalité des images encadrées, je pense qu’Internet a permis de repenser ca, de désacraliser l’espace du musée, de penser à d’autres formes – de revenir aux livres, revenir à d’autres formes que les formes classiques de l’image photographique au musée. Et on les prend en compte.
Et là, je me démarque du Mois de la Photo à Montréal 2015 et des propos de Joan Fontcuberta : il y a là un statement autour de la « post-photographie », qui est, vous l’aurez compris, un terme que je me refuse à utiliser. Notre idée est plus modestement de mettre à plat les formes de la photographie, et surtout non pas de rechercher une sorte d’ontologie ou d’identité de la forme photographique. D’une certaine manière, s’il y avait un statement, ce serait par défaut de dire que la nature de la photographie existe dans sa diversité et dans ses multiples possibilités.
ZT : Pourtant, la rhétorique utilisée dans le communiqué de presse de Ocean of Images est assez semblable à celle du dernier Mois de la Photo à Montréal. On y fait tout autant état de la dimension « accablante » de la photographie aujourd’hui.
QB : Pour Ocean of Images, on a longtemps réfléchi à si on voulait avoir un titre. Je ne sais pas s’il va y avoir un titre pour les prochaines éditions. J’aime ce titre parce que, finalement, l’océan est un terme assez neutre. C’est quelque chose dans lequel vous pouvez naviguer, dans lequel vous pouvez nager avec beaucoup de plaisir, et qui peut devenir, en cas de tempête, terrible. C’est un lieu paisible, et où vous pouvez rencontrer des pirates ; c’est un lieu à la fois international mais où s’appliquent aussi parfois des lois nationales. Je ne pense pas du tout qu’il faille être dans une espèce de catastrophisme face à l’image d’aujourd’hui, ni dans une sorte de sidération, d’extase, comme parfois j’ai l’impression que c’est face à cette nouvelle donne. C’est pour moi plutôt neutre, mais ça rendait compte tout de même de ce monde dans lequel nous nageons.
ZT : Et quelle sera la dimension commémorative de l’exposition que vous avez mentionnée ?
QB : On a décidé de mettre en ligne un certain nombre d’informations à propos de la série – vues d’installations, liste des anciennes expositions, interviews avec des artistes, revues de presse d’époque – plutôt que de faire un catalogue. On vient de sortir ce troisième volume sur la collection, lié à la période contemporaine, dans lequel figurent plusieurs des images qui ont été présentées dans New Photography au cours des trente dernières années, alors, parallèlement, nous mettons en ligne ces infos, que l’on mettra à jour à chaque nouvelle édition.
Zoë Tousignant est une historienne de la photographie et une commissaire indépendante spécialisée en photographie canadienne. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université Concordia.