Daido Moriyama – Michèle Cohen Hadria 


[Printemps-été 2016]

Daido Tokyo
Fondation Cartier pour l’art contemporain
Du 6 février au 5 juin 2016

Par Michèle Cohen Hadria

L’artiste lui-même était-il convaincu ? Plutôt récapitulative, l’exposition Daido Tokyo tenait d’une sorte d’exercice trahissant un sérieux écart entre un corpus hier charbonneux, évasif, et ces tirages en couleur à l’insolite quelque peu anecdotique. Nous sommes loin des photographies qu’une pagination « all-over » rendait paradoxalement muettes et qui, parcourues par une traînée de suif sensible, translucide, avaient valu à l’artiste une reconnaissance internationale. Destinées au livre de photographies, ses œuvres, glissées sous verre et passe-partout, avaient pourtant connu meilleure fortune à la galerie Polka, à Paris, en 2006. Du moins y sentait-on toujours ces foules grouillantes et ces solitudes plus inaperçues d’enfants, d’animaux : cheval noir ou écolière en uniforme…

Si Dog and Mesh Tights (2014-2015) reprend ce noir et blanc, son diaporama dressé en pages de livre y suggère trop le livre, précisément, sans en égaler le charme tactile. Ainsi ces vues officieuses ou sordides de Tokyo, Hong Kong, Taipei, Arles, Houston, Los Angeles gardent-elles un goût de figures imposées, les sons off – rails, crissements, voix citadines, haut-parleurs de gare – ne parvenant pas davantage à restituer la densité des photographies qui, hier, nous propulsaient au seuil de silencieux cyclones.

Tokyo Color déçoit par une analogue mise en scène énonciative. Flamboyances séquencées imitant le dédale des ruelles de Shinjuku, quartier mauvais genre de Tokyo que depuis des décennies Moriyama arpente inlassablement, et qu’il a qualifié tantôt de « vaste fresque dramatique », tantôt de « bidonville installé là, pour l’éternité »1. Rien que pâle reflet ici de ces vues inouïes qui nous conduisaient à la lisière de l’illisibilité, de l’accident visuel, de l’angoisse cognitive.

L’artiste semble lui-même livrer les clés du malaise que provoque l’ex-position, jugeant ces couleurs « polies, sages, comme [il se] présente au monde », tandis que les noir et blanc, « riches en contrastes reflètent pleinement [sa] nature solitaire »2. N’était-ce pas cet éblouissement – brut et spectral – que recherchaient les artistes de la revue Provoke (1968), très vite rejointe par Moriyama3 ? Tirages dont le flou, le grain dilaté, la quasi autarcie rompaient avec l’esthétique documentariste du Japon d’après-guerre. Certes, pourquoi chercher dans le rétroviseur un mouvement majeur remontant à près de cinquante ans ? Que faire alors de cette déception, sinon feuilleter, à la librairie de la Fondation, les multiples ouvrages que l’artiste publia au long de sa carrière ? On s’avise ainsi que, dès 1970 et jusqu’aux années 2000, la couleur fut testée par Moriyama de façon autrement subtile4. Tel celui de vieux films recolorés, leur chromatisme quasi accessoire plonge les sujets dans une pâleur étrange qui les rapproche paradoxalement des nuits nécessaires d’instantanés qu’on lui connaît. Si rien n’y est poussé à l’extrême, n’est-ce pas parce que notre monde lui-même demeure opaque ? Lorsque l’artiste secouait d’un geste aléatoire sa cuve en chambre noire, ou reconduisait numériquement au noir et blanc des couleurs jugées illustratives, afin qu’une aura sublime ces passants hâtifs et autres solitudes peuplées, n’était-ce pas cette même opacité, consubstantielle au monde, qui nous était donnée à sentir, à penser ?

Cette déception proviendrait-elle alors d’une possible vicissitude de la commande ayant compromis le tempo de l’artiste ou brusqué d’imprévisibles incubations ? On peut le supposer. Ou bien faut-il penser que l’acquis d’hier fusionne à présent en cet autre chose non encore (re)connaissable ? Tel désappointement ne saurait, en l’espèce, être déterminant tant Moriyama demeure un artiste hors norme dont l’hétérodoxie radicale, alliée à une modestie jamais feinte, garantit l’authenticité d’un passeport indiscutable, insaisissable, avec lequel il arpente et arpentera encore longtemps l’inexhaustible quartier populaire de Shinjuku5.

1 « “Shinjuku”, par Daido Moriyama (Extrait du catalogue de l’exposition) », dans le dossier de presse des expositions Daido Moriyama. Daido-Tokyo / Fernell Franco. Cali clair-obscur, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2015, p. 8. 
2 « L’exposition », dans ibid., p. 5. 

3 Fondée en 1968, la revue Provoke, qui prônait un « matériau provocateur pour la pensée », exerça une grande influence sur les avant-gardes photographiques du Japon des années 1970. Cf. Ryuichi Kaneko et Ivan Vartanian, Les livres de photographies japonais des années 1960-1970, Paris, Seuil, 2009, p. 17. 
4 Daido Moriyama, The Complete Works, 4 vol., Daiwa Radiator Factory, 2004. 
5 Simon Baker, « Farewell Photography, Dear », dans Chantal Pontbriand (dir.), Mutations. Perpectives sur la photographie, Paris, Paris-Photo et Steidl, 2011, p. 49.

 
Michèle Cohen Hadria, critique d’art basée à Paris, a collaboré depuis 1998 à diverses revues d’art contemporain, telles que Art Press, Jeune Cinéma (Paris), n.paradoxa, Third Text (Londres), Ciel variable, ETC (Montréal), Camera Austria (Graz/Autriche). Elle possède une maîtrise en art de l’Académie des beaux-arts de Rome et une maîtrise d’études cinématographiques (Sorbonne, Paris III). Ses champs d’intérêt vont du film expérimental au féminisme et aux questions globales et post-coloniales.

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