Bonnie Baxter, La mort tragique et prématurée de Jane – Hélène Brunet Neumann

[Automne 2016]

Galerie Division, Montréal
Du 19 mars au 30 avril 2016

Par Hélène Brunet Neumann

Le langage visuel de Bonnie Baxter s’articule autour de personnages fictifs tirés du réel et des lieux où se déroulent leur histoire. Ses impressions numériques et ses gravures au laser sur plaques les mettent en scène dans des environnements qui lui sont familiers ou des clichés de voyage revisités. Ceux-ci sont transformés en lieux à l’atmosphère incertaine où le banal côtoie le fantastique. Le connu devient un nouvel espace à découvrir. Une tension demeure sous-jacente. Dans ces environnements, des êtres se cherchent, s’échangent leurs identités. Empreintes d’auto-fiction, les oeuvres de l’exposition La mort tragique et prématurée de Jane dévoilent une trame narrative affirmée intrinsèque aux oeuvres. C’est par elle qu’elles émergent. Celle-ci devient le souffle, l’impulsion, la source.

L’artiste emprunte à la culture cinématographique une trame narrative, mais, dans l’aspect formel de ses oeuvres, elle explore le mystère et la force du moment figé propre à la photographie. L’avant et l’après y demeurent indéfinis, l’accent est mis sur le moment, le maintenant nous est donné à voir. L’air en suspens. Le réel imbriqué dans le sublime. « L’art est une manifestation de ce que les hommes ne peuvent pas voir : sacré, surnaturel, irréel – de ce qu’ils ne peuvent voir que par lui1. » Ce passage du livre La tête d’obsidienne d’André Malraux traduit bien l’atmosphère présente dans les oeuvres de Bonnie Baxter. Sa sensibilité à une dimension spirituelle et son regard sublimé sur le monde qui nous entoure s’infiltrent en filigrane dans son oeuvre.

Ce monde fictionnel teinté de réel met en scène principalement six personnages : Jane, Dick, M, Joy, Le détective et Le rat. Présents dans l’ensemble des oeuvres de l’exposition, on les découvre individuellement sous forme d’impressions numériques en noir et blanc gravées au laser sur des plaques. L’artiste renoue ici avec son vieil amour : la gravure. La technologie lui sert de moyen pour revisiter la gravure à travers de nouvelles méthodes et de nouveaux outils. En arrière-plan des personnages, des mots sont gravés. Ces phrases, tirées d’un projet d’écriture de Christine Unger, relatent le récit qui lie les oeuvres de Bonnie Baxter entre elles. On découvre plus loin dans l’exposition une autre série d’impressions numériques en noir et blanc également gravées au laser sur des plaques acryliques.

« L’usage de cette nouvelle technologie me fait renouer avec la gravure et son langage pictural propre », précise l’artiste. Celle-ci photographie des lieux de son entourage et les transmute en lieux chargés d’histoires. Toujours, on devine la trame narrative d’une œuvre à l’autre. Dans ces compositions fortes, l’artiste explore les tensions, les contrastes et l’emprise des lieux sur les êtres qui y déambulent. L’utilisation de cette nouvelle technologie favorise une approche dans laquelle la photographie, la gravure et le langage pictural propre à la peinture se rencontrent, comme en témoignent les œuvres Twilight et Mont Alta II.

Au-delà d’une narration complexe liant les personnages et les mises en situation que proposent les œuvres, ces dernières vivent par elles-mêmes. On y découvre des compositions fortes et éloquentes dans lesquelles la nature est omniprésente. Une nature surnaturelle, comme en témoigne l’œuvre Guilin. Le langage visuel des œuvres laisse transparaître l’influence du surréalisme. On pourrait ici parler de surnaturalisme, puisqu’il est question de photographie. Une tension inquiétante, un sentiment de mystère se dégagent des compositions. « Le surréalisme veut favoriser l’osmose du réel et de l’imaginaire2. » Ce qui nous est donné à voir dans Pool rat 1 ou M in Hong kong se positionne entre le songe et la représentation du réel, par le jeu des couleurs et les mises en situation. L’ensemble des impressions numériques révèle des photographies transformées, travaillées, presque peintes, qui témoignent d’un long travail de composition.

L’univers créé par les œuvres de Bonnie Baxter rend hommage à la nature, à l’incertitude de nos destins et à la complexité de notre représentation identitaire. À travers celles-ci, l’artiste parvient à mettre en relief la part d’inconnu, toujours présente, même dans le familier. Les personnages s’y mélangent, s’empruntent, se déguisent en l’un et l’autre. L’être se cherche. Jane est déclarée morte, mais ne l’est pas. Joy veut tuer Dick. Mat se déguise en Jane pour que Jane puisse prendre des photos d’elle-même. L’entrelacement des personnages, les emprunts identitaires, les emprunts de genre posent des pistes interrogeant notre lien au corps, ce que l’on révèle ou ne révèle pas. Jane, qui ne se laisse voir que de dos, ne peut être réellement identifiée. « Rien n’est jamais et tout devient toujours », disait Platon. Dans l’impression numérique Pool rat 1, le rat entre en scène dans un environnement banal, devenu mystérieux et tragique à la fois, où deux instants se superposent. Le rat, figure du subconscient de Jane, pose un regard interrogateur sur ce lieu sans nom.

Les œuvres de Bonnie Baxter nous parlent de sa vie, nous font parcourir ses déplacements comme un carnet de voyage, et ce, toujours par l’entremise de personnages fictifs. Elle s’inspire de l’histoire des lieux photographiés, des gens, moitié réels, moitié fictifs. Ainsi, l’artiste explore la représentation, la perception que l’on a de soi-même par rapport à celle que les autres ont de nous. La perception que l’on a de notre entourage et la mémoire des lieux. Lui, elle, moi, l’autre, dans une superposition d’états et de liens.

L’exposition La mort tragique et prématurée de Jane marque la fin d’un cycle et le début d’une nouvelle ère d’exploration pour l’artiste. Jane, personnage omniprésent dans les œuvres de la série précédente, ne sera désormais plus la figure récurrente et centrale.

Jane disparue, n’est plus, comme le suggère l’œuvre Repulse Bay III, où l’on reconnaît la barque rouge de Jane de la série Jane’s journey, mais sans elle. « La mort tragique et prématurée de Jane est une déclaration de maturité. Avoir séparé sa réalité individuelle de son existence fictionnelle, tout en demeurant pleinement consciente que ce n’est pas entièrement possible, la laisse libre d’aller de l’avant. Au revoir Chintamani3 », déclare l’artiste, bien qu’elle affirme aussi : « Dans mes futures œuvres, Jane sera peut-être présente comme un chuchotement4. »

1 André Malraux, La tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, p. 213.
2 Gérard de Cortanze, Le monde du surréalisme, Paris, Éditions Complexe, 2005.
3 Énoncé de l’artiste : « Jane’s tragic and premature death is really a declaration of maturity. Having separated her individual being from her fictionalized, pulp, existence–while remaining completely aware that it’s not entirely possible–she is free to move forward. Farewell Chintamani. »
4 Énoncé de l’artiste : « Jane might be there as a whisper in my future works. »

 

Artiste et critique d’art, Hélène Brunet Neumann est aussi couramment commissaire d’exposition. Elle s’implique activement dans le développement de l’art actuel dans les Laurentides. Elle est titulaire d’une maîtrise en étude des arts et d’un baccalauréat en arts visuels de l’Université Visva Bharati à Santiniketan, en Inde.

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