Carl Trahan (C Joseph Wilfrid T), Éthique de l’agencement – Charles Guilbert

[Automne 2016]

Par Charles Guilbert

Les arts ont été chamboulés par l’avènement d’Internet et des médias sociaux, et la photo peut-être plus que tout autre. La circulation ininterrompue d’images sur la Toile crée à la fois une fébrilité et une saturation. Ce désordre pourrait rappeler le trouble que Carl Trahan a exploré dans son exposition The Nervous Age, qui revisitait les discours à la fois catastrophistes et prémonitoires de la fin du XIXe siècle. Il y cite notamment le journaliste Stefan Buszczynski qui écrit, dans La décadence de l’Europe (1867) : « Il faut être sourd pour ne pas entendre le tonnerre qui gronde dans le lointain. » Gravés sur des cylindres de graphite posés l’un au-dessus de l’autre, ces mots trouvent une résonance nouvelle dans un décalage spatial et temporel éclairant. Ailleurs, Trahan met en relief le sentiment de décadence spirituelle causé par le progrès en reprenant une phrase de Goethe qui accompagne deux dessins au graphite inspirés de photos spirites : « Là où il y a beaucoup de lumière, il y a aussi beaucoup d’ombre. » À travers ces deux exemples, on cerne quelques points d’ancrage du travail artistique de Trahan : la traduction (d’une langue à l’autre, mais aussi d’une forme à une autre), l’inquiétante étrangeté, la politique et l’histoire… On pourra d’ailleurs voir bientôt son travail au Musée national des beaux-arts du Québec, qui vient de lui remettre son prix en art actuel.

On peut douter de la pertinence de ce préambule pour aborder les étonnants triptyques que Trahan présente quotidiennement, et cela depuis deux ans, sur son mur Facebook, puisqu’il déclare d’emblée : « Je ne considère pas cette activité comme faisant partie de ma pratique artistique. Ces images trouvées sur Internet, je ne les altère pas, contrairement à ce que je fais pour mes oeuvres. On peut voir dans leur assemblage une sorte de commissariat… Pour moi, c’est plutôt un amusement, des casse-tête que je m’invente. »

Il n’y a pas que le statut ambigu de l’activité qui soit problématique, il y a aussi sa diffusion, puisqu’on ne peut voir ces assemblages que si l’on est ami Facebook de « C Joseph Wilfrid T ». « Je tiens à cette intimité, dit-il, notamment pour éviter les plaintes. Les règles sur le type d’images qu’on peut présenter sur Facebook sont très strictes. Il s’agit qu’une personne vous dénonce pour que les images soient effacées. » L’artiste, en gommant son nom usuel au profit de noms qui lui appartiennent mais sont d’ordinaire cachés, dévoile et camoufle en même temps, ce qui n’est pas sans faire penser au contenu même de ses images. À travers cette identité déplacée, il se livre tout en se distanciant. « C’est un peu un journal que je fais. J’essaie souvent de faire en sorte que le triptyque s’accorde à l’ambiance du jour. Parfois, c’est très sombre… »

S’ajoute à cela un flou quant à l’identité des créateurs dont Trahan s’approprie les images. « Quand je connais la source des images, je l’inscris. Mais elle est souvent absente sur Internet. » L’idée d’auteur est ainsi brouillée. Les images utilisées sont d’ailleurs de tous genres et de toutes époques : documentaires, artistiques, publicitaires, scientifiques, familiales, pornographi­ques… Le modus operandi de Trahan se rapproche aussi de façons de faire qui ne sont pas propres au champ de l’art. « Un ami m’a dit qu’il y a des ressemblances entre ce que je fais et les mood boards, ces collages d’objets, d’images, de textes utilisés par les équipes de designers pour définir la ligne directrice d’un projet, par exemple. »

Pourquoi, alors, parler dans une revue d’art d’une activité non artistique, privée, qui ne cite pas ses sources ? Parce qu’il y a, dans cette démarche de Trahan, un rapport « performatif » à l’image fort intéressant.

D’une certaine façon, ce qui ressort de ces multiples triptyques, c’est une attitude, un geste, presque un rituel. Cela suppose d’abord une recherche intensive et continue d’images, et s’accompagne d’un fabuleux travail de la mémoire. « Je collectionne des images qui m’impressionnent ou dans lesquelles je vois quelque chose qui cloche. Je les classe ensuite dans des dossiers : “lunettes”, “chaise”, “rideau”,… Mon but, c’est de faire chaque jour une “phrase” avec trois de ces images, de créer des liens entre elles. Il faut souvent être patient pour trouver la troisième, dont la fonction est, idéalement, de nous mener ailleurs. C’est le site Tumblr que j’exploite le plus. Les gens y présentent leurs propres collections d’images trouvées ou originales. Ce qu’on y voit est souvent pêle-mêle. Moi, je cherche une organisation. Il m’arrive même de prendre plusieurs images dans une même collection pour en faire ressortir les cohérences. »

En créant de nouvelles correspondances, Trahan fait sortir les images de l’atomisation. Ses agrégats signifiants forcent le regardeur à s’attarder aux images et à sortir de la compulsion propre à Internet. Il est intéressant de savoir que Trahan collabore à un autre projet avec une Américaine vivant à Varsovie et un Américain de San Francisco (smallpercentage.tumblr.com). Ils créent en collaboration une longue suite d’images qui se répondent l’une l’autre. Un fil rouge se dessine, une logique s’installe, proche de celle du catalogue. Mais comme on doit faire défiler les images pour les consulter, on replonge vite dans une frénésie de consommation d’images. La finitude des triptyques de Trahan invite, elle, à une plongée dans les signes, à la contemplation.

Ce travail d’assemblage est aussi, pour Trahan, une façon de donner une forme au temps perdu sur Internet. « D’une certaine façon, je fais en sorte de rendre productive la procrastination… » Ainsi, la pulsion scopique incontrôlée se soumet à un certain contrôle, et un sentiment d’utilité s’insinue dans la flânerie. « Je n’ai toutefois pas l’impression que ça me sert dans ma pratique artistique », insiste-t-il. À cause de son caractère non institutionnalisé et ambigu, ce jeu des triptyques prend presque une dimension absurde, dans le sens où l’entend Albert Camus : la recherche de sens, dont le non-aboutissement est pleinement assumé, doit être chaque jour relancée.

Si l’activité dans son ensemble est « performative », chaque triptyque peut aussi être considéré comme une « performance », au sens d’exploit, de prouesse, de gageure tenue. « Divertir et surprendre » : voilà les buts de Trahan. Il y arrive en choisissant des images qui étonnent par leur aspect incongru (une horde de nudistes grimpés de nuit dans un grand pin), poétique (un livreur de fleurs affrontant une tempête de neige), vulgaire (un homme urinant dans la bouche d’un dinosaure en plastique), improbable (un éphèbe nu lisant Nietzsche, debout), étrange (un kangourou serrant dans ses bras un lapin en peluche), kitch (un Elvis en porcelaine chevauchant un vrai chat blond), coquin (un sexe en érection qui surgit de derrière un arbre), inquiétant (une main ensanglantée posée sur une chemise blanche), ridicule (un homme sur la tête duquel est juchée une perruche bleue), dérangeant (un fessier strié par des coups de cravache) ou sublime (un rayon de soleil tenu dans un poing).

Mais ce qui étonne par-dessus tout, c’est la capacité de Trahan de renouveler notre regard en adoptant des stratégies combinatoires variées. On a l’impression, en découvrant la parenté des images, de hasards extraordinaires. Comment a-t-il pu tomber sur ces trois photos de personnages ayant pour tout habit une boîte de bois ou de carton ? Ou ces images de corps entièrement moulés dans des matières argentées ? La déclinaison laisse souvent pantois en raison du grand nombre de traits communs entre les compositions ; par exemple, ce triptyque où chacune des images présente à la fois un chien noir et une figure enserrée dans une trouée ; ou ces bras isolés ayant en commun leur allure métallique. Parfois, c’est la délicatesse du lien qui émeut : la présence d’infimes reflets irisés dans trois images très différentes, ou la similarité de l’oblique dessinée par un corps et un arbre. D’autres fois, le lien est tellement anecdotique que sa mise en relief étonne : les cigarettes que fument ces hommes à poil ou ces chaussettes blanches qu’on n’a pas pris le temps de retirer pendant la partie de jambes en l’air.

Dans le travail de catégorisation, une véritable inventivité est à l’œuvre. L’archiviste, ici, se double d’un poète dont la liberté se déploie dans la découverte de nouveaux types de recoupements : une couleur, une texture, un détail… Parmi les centaines de triptyques qui ont été produits jusqu’ici, des récurrences sont bien sûr repérables : les animaux (chiens, cerfs, oiseaux, chevaux), les voiles et les rideaux, les cours d’eau, les masques, les sculptures antiques, les mains, les reflets de toutes sortes… Mais si un motif est revisité, c’est que sa force d’évocation n’a pas été épuisée.

Le sujet le plus courant est sans contredit le corps masculin, partiellement ou complètement nu. On comprend vite que ce que Trahan poursuit à travers les rapprochements d’images, c’est une exploration du désir, tel que l’ont défini Deleuze et Guattari : « Le terme abstrait qui convient à “désir”, c’est constructivisme. Désirer, c’est construire un agencement. C’est construire un ensemble. L’ensemble d’une jupe, d’un rayon de soleil, d’une rue. […] Vous ne désirez jamais quelqu’un ou quelque chose. Vous désirez un ensemble. […] Notre question, c’était : “Quelle est la nature des rapports entre les éléments pour qu’il y ait désir1 ?” »

Ces rapports, notamment entre corps et territoire, la pornographie contemporaine, multipliant les gros plans sur les organes génitaux, semble les avoir oubliés. Ce n’est pas le cas dans les images érotiques et pornographiques souvent vintage qu’on retrouve dans les triptyques de Trahan. « J’aime le filtre du passé qui nous permet d’aborder autrement les images. Avant les années quatre-vingt-dix, on prêtait une attention particulière à l’ambiance, au décor. Et plusieurs scènes avaient parfois un caractère onirique, surréaliste. »

Ce qui surprend aussi, c’est la façon avec laquelle Trahan nous fait glisser d’un regard analytique – je dirais même sémiologique – à un regard désirant. En débusquant les récurrences, il montre ce qu’il y a de construit dans les images – pornographiques, entre autres. Par exemple, dans son triptyque de nus debout dans des espaces dépouillés et uniformément bleus, c’est d’abord vers la couleur qu’on tourne notre regard, étonnés de ce choix commun de directeurs artistiques. Après être passés d’une nuance à l’autre, nos yeux vont d’un corps à l’autre, puis d’un corps à un bleu, à un autre, et soudain l’étrangeté des scènes se trouve réactualisée. Dans son agencement d’agencements, Trahan redonne une fluidité à l’agencement figé et nous ramène à la source du désir, au sentiment d’immanence qui le sous-tend. Parfois, c’est tout un imaginaire cliché qui est réinvesti, celui du cow-boy par exemple ; à travers les variations sur la chevauchée, par exemple, les dimensions chorégraphique, ludique et même comique de la sexualité se révèlent.

Peut-on réaliser ce tour de force sans faire de l’art ? La question se pose… mais doit-elle être tranchée ? Les triptyques sont beaucoup moins conceptuels que les œuvres que Trahan expose dans les galeries et les musées. Ils sont aussi moins graves, moins austères, moins énigmatiques. Mais malgré leur extravagance, leur frivolité et leur dimension fantasmatique, ils rejoignent en plusieurs points les préoccupations des productions « sérieuses » de Trahan. Des mots éparpillés ici et là rappellent son intérêt majeur pour les langues. Et puis, il y a cette fascination pour ce qui est occulté, pour les rapports entre art et design, pour l’hétérogénéité, pour la lumière, pour l’histoire… On pourrait même voir, dans le jeu des triptyques, une dimension politique et critique, certes moins directe que dans les expositions The Nervous Age et Notte elettrica, mais non moins pertinente car, par sa persistance et son engagement à étonner vraiment, Trahan ne fait rien de moins que de résister au déficit de l’attention généralisé dans lequel notre nouvel « âge nerveux » semble sombrer, mais aussi à cette tyrannie des al­gorithmes qui tente de nous persuader de laisser les machines désirer à notre place. Pour ne pas perdre notre essence, une éthique de l’agencement est la bienvenue.

1 Extraits de L’abécédaire de Gilles Deleuze, réalisé par Michel Pamart en 1988.

 

Charles Guilbert écrit de la prose, de la poésie, un journal, des critiques. Il dessine, chante, fait des vidéos. Ses œuvres ont été présentées dans divers pays, notamment en France, au Luxembourg, au Mexique et au Japon. Au Québec, il a entre autres participé à la Biennale de Montréal (1998) et à la Manif d’art (2005). À l’automne 2016, des œuvres qu’il a créées avec Nathalie Caron seront présentées au Musée national des beaux-arts du Québec et au Centre VU.

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