Vancouver Art Gallery
Du 20 février au 12 juin 2016
Par Ariane Noël De Tilly
De février à juin 2016, la Vancouver Art Gallery (VAG) a présenté son exposition la plus importante en quatre-vingt-cinq ans d’existence, MashUp: The Birth of Modern Culture. Le projet au titre racoleur visait un objectif fort ambitieux, soit mettre en évidence la radicalité des collages que Pablo Picasso et Georges Braque ont créés entre 1912 et 1914, tout en démontrant à quel point la technique du collage s’est par la suite propagée dans les différents secteurs de la production culturelle pour finalement en devenir le modèle de production dominant au XXIe siècle. Les commissaires Daina Augaitis, Bruce Grenville et Stephanie Rebick ont choisi d’utiliser un terme de la fin du XXe siècle, mashup, pour désigner l’ensemble des pratiques liées à la méthode du collage : montage, ready-made, assemblage, décollage, citation, détournement, appropriation, splicing, sampling, hacking, postproduction, etc. Cette notion de mashup est abordée, tant dans les textes affichés sur les murs de l’exposition que dans le volumineux catalogue, comme une méthodologie employée par des artistes de diverses disciplines depuis le début du XXe siècle1.
MashUp s’inscrit dans la lignée des grandes expositions comme celle organisée par Alfred H. Barr Jr. au Museum of Modern Art de New York en 1936, Cubism and Abstract Art: Painting, Sculpture, Constructions, Photography, Architecture, Industrial Art, Theater, Films, Posters, Typography, ou encore l’exposition Les immatériaux de Jean-François Lyotard, présentée au Centre Pompidou en 1985. Tandis que l’exposition de Barr rassemblait, comme son sous-titre l’indique, diverses pratiques artistiques allant bien au-delà des catégories traditionnelles de peinture et sculpture, l’événement organisé par Lyotard avait pour but, entre autres, de faire réfléchir les visiteurs sur les relations entre l’art et la technologie. L’exposition MashUp est également présentée comme « une réponse à des impératifs précis liés aux conditions culturelles contemporaines qui exigent de nouvelles méthodes de mise en exposition embrassant l’interdisciplinarité, la collaboration et la coproduction2 ». Ce pari a certainement été relevé avec brio puisque l’exposition, fruit d’une collaboration entre trois conservateurs de la VAG et trente commissaires invités, rassemble des pratiques des plus diverses. Du collage aux modèles d’architecture, de la musique à la sculpture, du cinéma à la mode, de la vidéo au design, l’exposition regroupe en tout trois cent soixante-et-onze œuvres.
Déployée sur les quatre étages du musée, l’exposition est divisée en autant de sections suivant les quatre phases retenues par les commissaires pour décrire l’évolution de la méthodologie mashup. Cette structure chronologique suit aussi un fil conducteur : l’évolution des différentes technologies ayant contribué à la production et à la circulation des images au xxe siècle. Par l’entremise de quelques œuvres bien choisies, la première section de l’exposition présente de manière éloquente la grande variété de moyens auxquels les artistes ont fait appel pour recontextualiser les objets, images et sons du quotidien. On y trouve deux collages de Pablo Picasso, des pointes sèches de Georges Braque, des photomontages d’Hannah Höch, des rotogravures de John Heartfield, les intonarumori de Luigi Russolo ainsi que des ready-mades de Marcel Duchamp, dont la Roue de bicyclette de 1913.
La deuxième section de l’exposition est consacrée à la période de l’après-guerre et rassemble des œuvres où il est question de découpage, de copie et de citation à l’ère des médias de masse. Cette section s’ouvre sur des images et le plan de l’exposition phare du pop art anglais, This Is Tomorrow, présentée à la Whitechapel Gallery à Londres en 1956. Le parcours enchaîne avec le pop art américain, représenté par Andy Warhol, à qui une salle et demie a été consacrée. On peut remettre en question le choix d’avoir séparé le pop art britannique du pop art américain alors qu’il y avait ici l’occasion d’accrocher côte à côte My Marilyn (1965) de Richard Hamilton et la série Marilyn (1967) de Warhol. La juxtaposition de ces œuvres aurait permis de mettre en lumière le traitement fort différent de la star américaine par ces deux artistes. De plus, il aurait été pertinent de mieux contextualiser les portraits de Mao de Warhol, puisque c’est avec ce sujet que Warhol a repris la peinture en 1972 après s’être consacré presque exclusivement à la réalisation de films pendant plusieurs années. La création de ces portraits concordait avec le moment où Mao avait invité le président Richard Nixon à visiter la Chine en février 1972. Il y avait ici une excellente occasion de discuter de la circulation des images dans le contexte de la guerre froide. Comme l’a souligné Arthur Danto, il était inacceptable à l’époque d’accrocher un portrait de Mao dans une institution publique américaine. Toutefois, un portrait du leader communiste signé par Warhol changeait complètement la donne3.
Au troisième étage sont regroupées, sous l’intitulé « Splicing, Sampling and the Street in the Age of Appropriation », des œuvres postmodernes incontournables des artistes de la Pictures Generation (Sherrie Levine, Jack Goldstein et Richard Prince), entre autres. Un peu plus loin, de la musique hip-hop accueille le visiteur dans une salle où une œuvre de Jean-Michel Basquiat est présentée en compagnie de graffitis de Keith Haring. Toujours à cet étage, la salle consacrée au travail de Brian Eno et de David Byrne arrive à point pour offrir une immersion sonore et visuelle des plus fascinantes et permettre aux visiteurs de reprendre leur souffle dans cette exposition très dense.
La visite se termine avec une sélection d’œuvres de l’ère numérique. On y trouve, entre autres, Liquidity Inc. (2014) d’Hito Steyerl. Cette installation vidéo raconte de manière fragmentaire la vie de Jacob Wood, un financier qui a dû réorienter sa carrière après la crise économique de 2008. Des plans montrant de l’eau au fil desquels la notion de liquidité dans le monde financier est expliquée en termes simples alternent avec différentes scènes, dont des animations de la magnifique estampe d’Hokusai, La grande vague de Kanagawa (v. 1831), ainsi que des capsules météorologiques singulières dans lesquelles on annonce au public que la météo à venir relève des sentiments plutôt que d’un quelconque phénomène atmosphérique.
L’exposition et le catalogue MashUp offrent une synthèse fort intéressante de l’histoire du collage et des pratiques artistiques qui en découlent ou qui s’y apparentent aux xxe et xxie siècles. Conjuguant une organisation chronologique avec une approche thématique, l’exposition s’affiche elle-même comme un mashup en ce sens qu’y sont juxtaposées et mélangées diverses pratiques de la production culturelle des cent dernières années. Même si les assises théoriques de cette exposition auraient gagné à être mieux explicitées et que le catalogue souffre de l’absence d’un lexique regroupant les nombreux termes associés au mot collage employés dans l’exposition, il s’agit d’un projet qui se démarque par son originalité et la portée de son regard. En ratissant aussi large, les commissaires auront su attirer les publics les plus divers et donner à plusieurs l’occasion de découvrir un important corpus d’œuvres sous la lorgnette de la pratique du collage et de ses dérivés, soit le mashup.
2 Ibid., p. 20, traduction libre.
3 Arthur C. Danto, Andy Warhol, New Haven et Londres, Yale University Press, 2009, p. 113.
Ariane Noël de Tilly est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études postdoctorales à la University of British Columbia de 2011 à 2013. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions. Elle est chargée de cours à l’Emily Carr University of Art + Design à Vancouver.