Musée des beaux-arts de Sherbrooke
Du 1er octobre 2016 au 22 janvier 2017
Par Christian Roy
Cette exposition de mi-carrière de l’artiste multidisciplinaire Holly King arrive au Québec à l’issue d’une tournée commencée en Ontario durant la première moitié de 2016, d’abord à la Robert McLaughlin Gallery d’Oshawa, puis à la Thames Art Gallery de Chatham. Les cinq diffuseurs1 ont également collaboré pour produire un catalogue monographique bilingue, le seul depuis celui publié par le Musée canadien de la photographie contemporaine en 1998. Entre les essais de Francine Paul et de Linda Jansma, un premier portfolio récapitule judicieusement les séries précédant les quatre présentées dans l’exposition, qui datent de la dernière décennie et font l’objet du second portfolio, le tout sous le titre anglais Edging Towards the Mysterious, dont les connotations sont plus riches que sa traduction française. S’il s’agit bien ici de passage à la limite, c’est plutôt sous la forme d’une valse-hésitation entre les points extrêmes ou plutôt de bascule2 du mouvement de pendule décrit par l’évolution dialectique de cette démarche artistique : la nature et l’artifice, le graphique et le photographique, le réel et l’imagination, le proche et le lointain, le grand et le petit, le visible et l’invisible.
Connue pour ses paysages romantiques construits en studio, King se détache de leur semblant poétique de réalisme dans Twisted Roots (2006-2008). On croit plutôt reconnaître l’espace ouateux sans horizon des toiles surréalistes d’Yves Tanguy, sauf qu’il est ici peuplé de racines de pommier, parfois en suspens, dont les radicelles accueillent en leurs frondaisons inverses des pétales encore plus délicats ou encore des papillons peints à l’encre sur acétate et tenus par des fils invisibles. Leur aspect d’aquarelle pousse vers un effet graphique en noir et blanc ces racines que l’on retrouve aussi dans la série parallèle Loosened Roots (non exposée). Afin d’aller au-delà de ce monde de fantaisie artistique, bien qu’au bout de sa logique de prolifération rhizomique, Holly King s’est aventurée dans les forêts impénétrables de la République dominicaine pour sa série photographique Mangroves: Floating Between Two Worlds (2009)3, la première où elle sort du studio et ne construit aucun élément du paysage. Paradoxalement, cette saturation végétale produit un tissu dense de courbes sans profondeur évoquant non seulement l’art du dessin, mais parfois l’abstraction lyrique all-over d’une mosaïque à la Riopelle (Tapestry). La couleur artificielle vient surtout trancher dans cet espace sans sol en noir et blanc pour rehausser les plans d’eau, fenêtres où tremble contre un autre ciel une forêt à l’envers encore plus irréelle comme seule issue à ce trop-plein de texture.
King partit alors à la recherche d’un précipice bien réel, le Grand Canyon, mais trouva ce dernier dissimulé par une tempête de neige printanière le seul jour dont elle disposait pour le photographier. Qu’à cela ne tienne : elle en reconstitua les approches en studio, combinant cette fois ses photos d’un vrai paysage où il n’y avait presque rien à voir avec un avant-plan fabriqué de toutes pièces pour laisser deviner la sublime étendue juste au-delà d’une miniature de nature accidentée, tout droit sortie des toiles de Caspar David Friedrich. Cette parenté picturale est encore plus claire dans le cas des English Cliffs (2007-2015) qui, comme Grand Canyon: Unseen (2011-2013), sont réalisées en prenant une diapositive grand format comme décor « naturel » d’une mise en scène à petite échelle, selon un dispositif illustré dans le catalogue. Mais, cette fois, ce qui est trouvé au bord de l’abîme, c’est non pas une vastitude seulement devinée sous un voile blanchâtre, mais, à l’autre extrême du visible, la saturation d’un panorama en vue plongeante en Technicolor trop beau pour être vrai et si détaillé qu’on soupçonne le trucage d’une miniature. Pourtant, depuis que ses dessins l’ont ramenée aux racines, le tournant pleinairiste de King lui permet de trouver la perfection de l’art dans la nature.
Elle ne nous laisse pas pour autant oublier qu’il s’agit d’une nature construite par l’appareil photographique, comme plus généralement le paysage peut l’être par le regard esthétique qui le met à distance dans un cadre. Quoi de plus naturel que d’apprivoiser le sublime insaisissable des immensités extérieures en faisant percevoir en même temps sa continuité avec l’espace intime des rêveries suggérées par des objets minuscules ? Les enfants ne s’y trompent pas, et ont raffolé de l’activité préparée à leur intention par le musée de Sherbrooke dans une salle attenante : la fabrication de petits paysages à photographier, semblables aux deux boîtes de visionnement figurant dans l’exposition (Viewing Box, 2015). King y met à la portée de chacun l’expérience créatrice dont procède son œuvre, en montrant dans la camera obscura le va-et-vient entre l’image cadrée et un monde intérieur qui, par la médiation de choses extérieures, ne demande qu’à s’étendre de proche en proche jusqu’à la frontière du mystère.
2 Voir mon étude d’une œuvre (Cliff with Vines, 2015) de la série English Cliffs : « Holly King : le point de bascule », Vie des Arts, no 242 (printemps 2016), p. 50-51.
3 Le thème des mangroves a aussi été traité dans un esprit assez voisin dans une nouvelle série d’un autre photographe québécois, Alain Lefort. Voir Veronica Redgrave, « Alain Lefort, The Virtual Reality of Echo’s Breath », Vie des Arts, no 244 (automne 2016), p. 52-53.
Christian Roy, historien de la culture (Ph. D. McGill, 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983-1997, http://viceversaonline.ca/) et Vie des Arts (2010-), il a aussi publié dans Esse, Ciel variable, ETC. Il est membre du conseil d’administration de l’Espace Cercle Carré dans le Vieux-Montréal.