La Biennale de Montréal – Érika Nimis

[Printemps-été 2017]

La Biennale de Montréal
Le Grand Balcon
Du 20 octobre 2016 au 14 janvier 2017

Par Érika Nimis

La seconde édition de la Biennale de Montréal « nouvelle formule » (depuis son changement de direction en 2014) vient de refermer ses portes. Que retenir de ce « Grand Balcon » conçu par l’historien de l’art Philippe Pirotte, directeur de l’Académie des beaux-arts et du Portikus de Francfort ? Le commissaire dit avoir puisé son inspiration dans l’écriture subversive de Jean Genet, auteur d’une pièce qui se passe dans un lupanar, Le Balcon, « espace de contestation entre la révolution et la contre-révolution, la réalité et l’illusion ». Toujours en référence à la pièce de Genet, Pirotte affirme que son projet de commissariat « vise quelque chose de plutôt radical : développer un espace indocile et récalcitrant qui donne forme à une esthétique de la résistance à la violence de la quantification et de la catégorisation, ainsi qu’à la violence de la dénomination et du contrôle1 ». Et Pirotte de revendiquer « un espace d’erreur, où les choses peuvent déraper ». Cette édition serait-elle une invitation à la prise de risques tous azimuts ? Une fois l’effervescence de l’ouverture2 retombée, je me rends au Musée d’art contemporain (MAC) qui abrite le gros de la biennale, pour en juger sur pièces.

Le premier contact est étrange : le parcours certes déstabilise un peu, avec ses espaces souvent vides et froids, parfois plus chargés et rythmés, ses recoins sans issue et ses portes derrière lesquelles tournent en boucle des vidéos qui jouent à cache-cache avec le visiteur (comme celle d’Éric Baudelaire qu’il faut bien chercher). Mais nous sommes loin, très loin de la radicalité annoncée et ma première impression se résume en un mot : indifférence. Fort heureusement, les deux tableaux de Njideka Akunyili Crosby (Cassava Garden, 2015) me sortent de ma torpeur et ouvrent les hostilités, en donnant la réplique aux Snakes d’Elaine Cameron-Weir (2016), des lanières géantes, faites d’écailles de cuivre émaillé, se dressant vers le plafond. Les grandes toiles autobiographiques d’Akunyili Crosby, artiste basée à Los Angeles, présentent des moments intimes de sa vie, tout en dévoilant la complexité de l’être humain hanté par ses souvenirs – une mosaïque de collages et d’images transférées en lien avec l’enfance nigériane de l’artiste : photos de famille, de magazines, pochettes de disques, images pieuses ou d’hommes politiques, motif de pagne, etc. Hormis cette rencontre, rien ne vient me chercher dans cette scénographie rigide et épurée…

Serais-je passée à côté de quelque chose ? Où est la révolution sur ce « balcon » qui réunit, trop artificiellement à mon goût et de façon presque décorative, quelques jolies pièces spécialement conçues pour la Biennale ? Je décide de m’armer de patience, prête à briser la glace de ce « white cube ». Certes, en prenant le temps d’aller et venir dans les différentes salles, finit par se tisser un fil ténu entre les oeuvres qui ont toutes leur message à délivrer. Je prends le temps d’ouvrir les portes et de m’attarder dans les recoins où se cachent selon moi les quelques révélations de cette Biennale, comme les oeuvres de David Gheron Tretiakoff, dont une série littéralement bouleversante de dessins grandeur nature sur papier brûlé, réalisée cigarette à la main. Immolation I, II, III, IV représente tout en fragilité et puissance quatre suppliciés dont l’immolation en 2011 a déclenché la vague des printemps arabes. Une vidéo de Gheron Tretiakoff, tout aussi fascinante, occupe discrètement la petite salle au fond du hall d’entrée du MAC. A God Passing (2008) documente, dans un Caire fiévreux, le transfert nocturne de la statue colossale de Ramsès, devant une foule en liesse massée sur le parcours de l’antique statue qui libère une parole citoyenne étouffée par des années de dictature militaire. La révolution de 2011 est en marche dans ces images filmées à l’arrache. Elle l’est aussi, tout en contraste, murée dans le silence de ces deux jeunes gens, touchés de près par la brutalité policière, filmés en noir et blanc à la manière des Screen Tests d’Andy Warhol, par Luke Willis Thompson dans Cemetary of Uniforms and Liveries (2016).

Plus ludique, Michael Blum, dans un ensemble de trois vidéos intitulé The PolEc Trilogy qui clôt le parcours, mène une « enquête bouffonne sur l’économie politique des 20 dernières années ». Le troisième volet, présenté à la Biennale en primeur, s’intitule The Swap et évoque la crise de 2008, en suivant le parcours d’un touriste sorti de nulle part, qui traîne, silencieux, sa valise aux couleurs de Piet Mondrian à travers les décors urbains apocalyptiques de la Chine des années 2010, pour finalement échouer dans une boîte de nuit au milieu des gratte-ciel, entraîné avec plusieurs protagonistes dans une danse répétitive et hypnotique jusqu’à l’épuisement.

La Biennale se poursuit hors les murs du MAC : au Musée des beaux-arts (avec le peintre Kerry James Marshall), dans différentes galeries, dont Dazibao, avec l’univers hybride et expérimental de Dineo Seshee Bopape qui redonne un peu de vie et d’audace à ce « grand balcon ». Dans Sa kosa ke lerole, installation anarchique totalement assumée et spécialement conçue pour l’occasion, l’artiste, une habituée de Montréal (qui revient au printemps 2017, dans une exposition en solo à la Fonderie Darling), « évoque le caractère éphémère de la musique, le bonheur de chanter et retrace par les annales d’une chorale différents jalons historiques qu’elle rattache à ses propres souvenirs ».

Toujours à Dazibao, un invité de dernière minute, et non des moindres, se retrouve calé dans un tout petit espace à l’entrée de la galerie : Em’kal Eyongakpa. Dans un vidéo-poème palimpseste de 21 minutes et 21 secondes, fragment d’un corpus plus vaste intitulé Letters from Etokobarek3, Em’kal Eyongakpa questionne, tout comme sa voisine, mais de manière plus introspective et énigmatique, la condition humaine et l’identité. Cette vidéo, travaillée dans les sons, les images, les textes et les textures, s’impose aux yeux et aux oreilles du visiteur attentif, comme une odyssée contemplative dans le cosmos de l’artiste. Bâtisseur d’une oeuvre fragile et incertaine, hors du temps, à contre-courant, l’artiste saisit en quelques mots qui longtemps résonnent dans la conscience les fêlures d’un monde indifférent au sort de ses laissés-pour-compte : « At the bottom of the Mediterranean… there is a railroad made of human bones » / « Au fond de la Méditerranée… il y a une voix ferrée faite d’os humains ».

1 Au moment où cette critique est rédigée, c’est-à-dire fin janvier 2017, le catalogue de la Biennale n’est toujours pas sorti.
2 Le weekend d’ouverture a donné lieu à de nombreuses réjouissances (conférences avec les grandes stars de la peinture contemporaine comme Kerry James Marshall – qui a eu droit à une très belle rétrospective au Met Breuer de New York fin 2016 – et Luc Tuymans, tables rondes et performances des artistes en vogue), toutes enregistrées et mises en ligne sur le site de la Biennale.
3 On peut visionner la vidéo d’Em’kal Eyongakpa en suivant ce lien : https://vimeo.com/159683937.

 

Érika Nimis est photographe (ancienne élève de l’École nationale de la photographie d’Arles en France), historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blogue dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.

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