[Printemps-Été 2017]
Paris Photo, Offprint et Polycopies
par Mona Hakim
Sans contredit, le livre photographique fait l’objet ces dernières années d’un véritable engouement de la part tant des créateurs que d’un public avisé. Ce type de publication n’est bien sûr pas nouveau dans l’histoire du médium ; or divers facteurs semblent en avoir ravivé la popularité de manière plus probante. Le développement exponentiel du numérique, les sites de ventes en ligne, l’intérêt grandissant que suscite le livre photo chez les collectionneurs et certaines institutions – conséquence vraisemblable de la popularité de l’image photographique sur la scène artistique de même que dans notre quotidien – ne sont certes pas étrangers à ce regain d’intérêt. C’est sans compter sur l’influence des nombreuses publications portant sur l’histoire du livre photographique, notamment The Photobook: A History de Martin Parr et Gerry Badger, deux auteurs qui font figure d’autorité en la matière. Cet ouvrage, paru en trois tomes de 2004 à 2014, a joué un rôle majeur dans la légitimation du livre photo en permettant d’identifier les critères de ce qui s’avère être une forme d’art à part entière et d’en restaurer l’historicité afin de mieux interpréter son actualité.
La déferlante Paris Photo, qui sévit à la mi-novembre, offre un point de vue éclairant sur l’ampleur du phénomène. Installé pour la cinquième année consécutive dans le majestueux Grand Palais, l’événement fête cette année son vingtième anniversaire en grande pompe avec ses cent cinquante-trois galeries provenant de trente pays et sa trentaine d’éditeurs et libraires de tous horizons. Série de conférences, entretiens avec les artistes, remises de prix, séances de signature avec les Martin Parr, William Klein et autres vedettes de la photographie en ponctuent la programmation. Pour qui s’intéresse à la photo, cette imposante manifestation internationale est un incontournable. Oui, la kyrielle d’images accrochées aux cimaises donne le tournis et oui, cette foire commerciale en fait voir de toutes les couleurs et de toutes les qualités. N’empêche, Paris Photo demeure un événement rassembleur, sorte de grand-messe qui non seulement satisfait notre soif d’images par une immersion radicale, mais nous permet aussi de nous mettre au diapason de tout ce qui fourmille dans le marché actuel de la photographie, de discourir à souhait sur le médium et de faire au passage de belles découvertes. L’efficacité exemplaire de cette manifestation qui déploie ses tentacules dans tout Paris est par ailleurs à souligner, alors que musées, galeries, affichage public et magazines sont littéralement pris d’assaut, créant un véritable momentum autour de la photographie.
Difficile toutefois de tracer des lignes directrices et de prédire des voies d’avenir dans un marché où règne une véritable hétérogénéité des oeuvres. D’un côté, des photographies contemporaines et artistiques, colorées et surdimensionnées, qui semblent s’imposer auprès des collectionneurs (en fait foi un nombre élevé de galeries généralistes qui ont misé sur les grands acteurs de l’heure) ; de l’autre, des tirages vintage de grands maîtres tels que Stieglitz, Man Ray, Fenton et autres Davidson qui, étonnamment et au grand bonheur des puristes, ont une présence substantielle sur les cimaises. Des images vernaculaires, tout comme celles tirées de performances, prennent quant à elles de plus en plus leur place dans ce marché éclaté.
Chose certaine, à circuler dans les allées de cette grande foire, le tirage papier ne semble pas prêt de disparaître. Ne serait-ce que pour le livre, c’est près du tiers de la surface du Grand Palais qui lui est réservé. Les populaires maisons d’édition Taschen, Actes Sud et autres Steidl y sont présentes, mais aussi, et surtout, les Xavier Barral (Paris), Filigranes (Paris), Super Labo (Kanagawa), Radius Book (Santa Fe), Only Photography (Berlin) et la londonienne Mack. Cette dernière catégorie d’éditeurs défend majoritairement une posture éditoriale très forte, une vision d’auteur, des choix graphiques éclairés et un souci tant pour la forme que pour le contenu, à dessein de réaliser un « livre objet » ou « livre oeuvre ». Là réside une des clés du succès de ces maisons d’édition considérées parmi les plus stimulantes. Et, à voir la foule s’entasser devant les tables de présentation, collectionneurs, photographes ou simplement curieux semblent manifestement apprécier ces publications aux couvertures texturées, aux formats hors norme ou à éditions limitées. Ce type de publication étant perçu à certains égards comme objet de design, il n’est pas étonnant que des éditeurs comme Mack, un des plus respectés en ce moment, profite de Paris Photo pour concocter un événement à son nom au très chic magasin Colette, avec des publications haut de gamme d’invités de marque dont Paul Graham, Alec Soth ou Mayumi Hosokura. Belle démonstration d’une accointance entre le monde de la mode et celui de l’art en France !
D’autres salons itinérants plus centrés sur des maisons d’édition émergentes gravitent autour de Paris Photo, dont les très dynamiques Offprint et Polycopies. Autoédition, pratiques expérimentales, livres de luxe et de collection, chaque créneau trouve ainsi sa place et son type de clientèle.
Logée dans le magnifique Palais des Études des Beaux-arts, Offprint Paris, qui en est à sa septième mouture (il est aussi présent à Londres, Amsterdam, Arles…) est une véritable locomotive pour les pratiques indépendantes et alternatives dans le monde de l’édition. Ce sont plus de cent trente participants provenant de la photographie, mais aussi de l’art contemporain, du graphisme, de l’architecture et de centres de recherche issus de seize pays différents qui sont représentés, avec des publications circulant pour la plupart en dehors des réseaux commerciaux. Est au rendez-vous un public épris d’art et avide de découvrir la perle rare. Car la rareté, dans la logique du marché, demeure à l’évidence une valeur sûre.
Dans un même registre, quoiqu’en version réduite, la foire Polycopies est nichée à bord du bateau Concorde Atlantique aux abords de la Seine. Fondée et dirigée par Laurent Chardon et Sebastian Hau, Polycopies accueille depuis 2014 plus de trente-cinq éditeurs et libraires internationaux spécialisés exclusivement en photographie, dont les pratiques (à l’instar d’Offprint) se veulent innovantes et expérimentales. Les deux directeurs se disent conscients de la part de marché limitée que détient ce genre de publications, mais choisissent de privilégier la micro-gestion, de demeurer en marge, de défendre des approches conceptuelles et surtout d’encourager des voix d’auteurs. L’espace relativement exigu et fort sympathique de la péniche est d’ailleurs propice à une belle convivialité au sein d’une communauté de passionnés du médium et de nouveautés livresques. Ici, on prend le temps de lire et d’échanger longuement avec les auteurs et les éditeurs. Publications provenant entre autres de la Russie, de Turquie, du Japon et de l’Italie, elles rivalisent toutes d’originalité et d’audace. Invité à participer pour la première fois à ce marché du livre, le Québec y fait très bonne figure. À l’initiative du commissaire Serge Allaire, une table est réservée à la présentation de plus d’une vingtaine de livres d’auteurs, autoédités ou publiés par différentes maisons indépendantes, y compris celles de centres d’artistes. Une invitation spéciale a été lancée aux jeunes Éditions du renard et à son concepteur, le photographe Louis Perreault, dont l’approche exploratoire s’avère exemplaire.
S’il convient de saluer cette très belle initiative, on peut toutefois déplorer le manque d’événements et d’activités d’animation autour du livre photo dans un Québec qui accuse un net retard dans ce marché en expansion. Pourquoi n’y a-t-il pas un volet réservé aux livres pendant Le Mois de la Photo à Montréal, alors que cela fait partie intégrante des grands festivals internationaux consacrés à la photographie, que ce soit à Paris, Arles, Athènes, Kassel ou ailleurs ? À ce titre, saluons l’initiative des Ren con tres internationales de la photographie en Gaspésie, qui font figure de pion nier en incluant depuis peu dans leur programmation un volet consacré au livre photo1.
De même pour le Pho tobook Club fondé par Josée Schryer, Jean-François Hamelin et Thomas Bouquin, un groupe de lecture, de réflexion et de partage faisant preuve d’une belle vitalité. En cherchant à promouvoir le livre photo en tant qu’objet d’art, ce groupe s’inscrit dans la foulée des clubs actifs dans d’autres grandes villes à l’international. Par ailleurs, bien que l’on s’entende sur la qualité et le nombre de maisons d’édition québécoises soutenant la photographie (maisons généralistes, éditeurs se consacrant exclusivement aux livres photo et cen tres d’artistes), c’est du côté de la distribution, des tribunes de promotion (y compris les médias) et des organismes subventionnaires qu’il semble y avoir carence. Quant aux institutions d’enseignement spécialisées en la matière, elles se doivent de faire preuve auprès de leur clientèle d’une plus grande motivation à identifier et à présenter les enjeux que soulève cette forme d’expression. Il importe de défendre le statut du livre photographique tant comme forme d’expression à part entière que comme objet d’étude et objet de collection se distinguant du catalogue, de la monographie et du livre illustré2.
S’il est vrai que le livre photographique demeure un produit de niche, les efforts de diffusion déployés à l’étranger par les grandes foires et autres manifestations parallèles témoignent d’une volonté d’attiser l’appétit du public pour cette forme d’expression. Elles le font par l’entremise d’opérations certes marchandes, mais néanmoins dans une optique de démocratisation et de légitimation. On ne peut que saluer cette tendance !
2 Pour une lecture plus approfondie sur le sujet, voir les deux excellents articles rédigés par Alexis Desgagnés dans Ciel variable : « John Gossage. Le livre photographique : considérations sur quelques projets récents », no 95, automne 2015, p. 62-66, et « Le livre photographique au Québec. Intuitions pour une histoire à défricher », no 97, printemps-été 2014, p. 54-60.
Mona Hakim est historienne de l’art, critique et commissaire indépendante. Ses recherches actuelles portent sur les enjeux liés aux pratiques photographiques contemporaines. À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une quinzaine d’expositions, dont la plus récente, en cocommissariat, trace un portrait de la photographie québécoise des quinze dernières années ; l’exposition Documenter, raconter, mentir… circulera dans trois musées mexicains au cours de 2017. Elle a également enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au collégial de 1996 à 2015 et oeuvre actuellement comme spécialiste au sein des comités de la « Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement ».