[Printemps-été 2017]
Chose commune, Paris, 2016
168 pages, 91 photographies
Par Louis Perreault
Si la photographie naît de la lumière, elle entretient certainement une relation tout aussi signifiante avec l’obscurité. Dans la noirceur la plus profonde de l’appareil photographique, les modulations de la lumière dessinent en quelques millièmes de seconde les images que nous absorbons chaque jour.
Le livre Astres noirs, publié par la maison d’édition française Chose Commune, a beaucoup retenu l’attention depuis sa publication à l’été 2016. Autant la mise en forme atypique que la construction séquentielle du livre participent à créer une œuvre saisissante. Issu de la rencontre entre les images des artistes Sarker Protick et Katrin Koenning, Astres noirs est un livre où la lumière scintille en apparitions phosphorescentes, au creux d’une noirceur environnante opaque.
Sur Instagram, Sarker Protick et Katrin Koenning partageaient les centaines de photographies desquelles Astres noirs serait éventuellement constitué. Protick réalisait les siennes au Bangladesh alors que Koenning créait en Australie des images dont l’écho semblait atteindre son collège bangladais. Il ne manquait qu’un intermédiaire pour les réunir dans un projet qui donnerait aux images un support et un contexte nouveaux et improbables.
Le rôle d’un éditeur peut aller du simple titre de facilitateur à celui de directeur artistique dont l’ascendance se fait sentir dans la mise en oeuvre de ses livres. Dans le cas d’Astres noirs, on ne saurait négliger le rôle joué par les co-directeurs de Chose Commune Cécile Poimboeuf-Koizumi et Vasantha Yogananthan. Ayant repéré et suivi les deux artistes sur les réseaux sociaux, Chose Commune provoqua le rapprochement d’affinités artistiques autrement isolées par la distance. Dans l’atelier parisien des éditeurs, à des milliers de kilomètres du Bangladesh et de l’Australie, ils développèrent un concept de livre permettant aux journaux visuels de Protick et de Koenning de se fondre dans une séquence narrative à la fois fantastique et issue du réel. Ainsi, si les images qui nous sont montrées ont été produites dans le flot des évènements (discrets ou grandioses) meublant le quotidien des artistes, elles perdent tout leur aspect autoréférentiel aussitôt mises en séquence et imprimées dans le livre.
Alors que l’originalité des approches photographiques est indéniable, c’est leur mise en forme en tant que livre qui étonne ici et positionne celui-ci dans une classe à part, celle du livre-objet dont on ne peut séparer la forme du contenu. Outre les biographies et le colophon, quatre mots en guise de prologue informent le lecteur de ce qu’il regardera : « All colors within black ». Sur le papier noir des pages qui suivront seront imprimées d’une encre argentée les traces d’une lumière dure et aveuglante à l’origine captée par le téléphone intelligent. Ainsi, la lumière des images n’est pas blanche, mais d’un gris métallique, évoquant paradoxalement le matériau essentiel de la photographie argentique : le sel d’argent. Issues d’un univers tout-numérique, les photographies de Protick et de Koenning conservent la luminance de l’écran grâce au procédé d’impression inhabituel qui les transforme en une matière malléable de laquelle se construit le récit photographique. Relié en une sorte de pli japonais (chacune des pages est double, puisque pliée sur elle-même par le haut), le livre est ponctué d’images « cachées », imprimées à l’intérieur de la page. Il faut donc les découvrir au fil de notre lecture, tels des astres rétifs qu’on observerait seulement grâce à la vigilance de l’astronome. Cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle renforce l’effet de surprise qui est soutenu tout au long de cette promenade dans l’univers étrange construit par les artistes.
D’une première image montrant une main tendue vers la lumière jusqu’à la dernière où l’on devine la forme d’une galaxie lointaine (ou peut-être est-ce simplement une trace dans un plan d’eau), des visages, des chutes d’eau, des traces lumineuses sur l’asphalte brûlé par le soleil se succèdent et se répondent, frôlant parfois l’abstraction ou, du moins, une imprévisible transformation du réel. L’amateur de livres de photographies pourra aisément se laisser envahir par cette matière photographique.
Chose Commune s’inscrit dans la mouvance des initiatives d’édition individuelles ou collectives qui, par leurs expérimentations, permettent de redéfinir ce que le métier d’éditeur signifie aujourd’hui. La deuxième édition d’Astres noirs est prévue pour avril 2017. La nature collaborative et évolutive du projet permettra l’inclusion de nouvelles « images cachées ». Les artistes et l’éditeur, désirant conserver la forme actuelle du volume, promettent toutefois de bonifier la prochaine édition de nouveaux éclats lumineux gravitant dans la noirceur de ce joyau étincelant.
Louis Perreault est photographe, enseignant au Cégep André-Laurendeau et co-directeur des Éditions du renard, une maison d’édition spécialisée dans les livres de photographies.