Masahisa Fukase, Ravens – Louis Perreault

[Automne 2017]

Ravens
Masahisa Fukase
Mack Books, Londres, 2017 (réédition)
148 pages, 100 photographies

Par Louis Perreault

Les envolées sombres de corbeaux, souvent floues et granuleuses, qui se multiplient dans la séquence des images de Ravens, continuent de soulever l’intérêt des amateurs de livres photographiques. Objet mythique s’il en est un, Ravens est passé, depuis sa première édition en 1986, par deux rééditions dont les tirages se sont rapidement épuisés. Alternativement titré Ravens ou The Solitude of Ravens (édition de 1991 par Bedford Arts), le livre de Masahisa Fukase nous plonge dans une noirceur qui enveloppe à la fois l’œuvre et la vie du photographe.

L’éditeur anglais Michael Mack reprend, pour la très attendue réédition de l’ouvrage1, la conception graphique de l’original, où le profil emblématique d’un des corbeaux photographiés par Fukase apparaît en relief dans une couverture de toile noire.

Bien qu’il soit pertinent de replacer la plupart des œuvres d’art dans le contexte biographique de leur créateur, elles font rarement autant écho à la vie d’un artiste que pour Ravens. Alors que la vie personnelle de Fukase fut marquée par son tempérament obsessif et sa fin tragique (il passa les vingt dernières années de sa vie dans le coma à la suite d’une chute dans l’escalier du bar où il buvait tous les jours), son œuvre est, pour sa part, habitée par les thèmes de l’isolement, de la perte et de la mort. Or, malgré la tristesse qui les habite, une beauté puissante se dégage des photographies de Fukase.

On se souviendra peut-être du poème d’Edgar Allen Poe intitulé Le corbeau, où l’oiseau austère mène le narrateur à la réalisation que « jamais plus » il ne retrouvera son amour perdu. L’histoire veut que Fukase ait produit les images de Karasu (« corbeau » en japonais) à la suite de sa séparation avec sa deuxième femme Yoko Wanibe, qui avait agit comme sujet principal dans ses séries d’images précédentes et avec qui il avait entretenu une relation mouvementée. S’il est vrai que cette séparation fut l’élément déclencheur d’une création hautement poétique, brillant dans la pénombre d’une vie tourmentée, on doit toutefois se rappeler que Ravens fut créé sur une période d’une dizaine d’années pendant lesquelles Fukase pourchassa sans répit cet oiseau noir, symbole d’un mauvais augure. Ainsi, ce sont surtout la fascination et l’obsession de l’artiste envers ses sujets qui doivent être soulignées, sa capacité à se laisser porter totalement par un motif visuel afin d’en extraire un matériau photographique au fort potentiel symbolique et métaphorique.

Les photographies de Ravens furent initialement publiées dans le magazine japonais Camera Mainichi entre 1976 et 1982, sous la forme de huit courts essais photographiques, intitulés Karasu 1 à 8. Le magazine était alors dirigé par l’important commissaire et éditeur Shoji Yamagishi, instigateur, avec John Szarkowski, de l’exposition intitulée New Japanese Photography, présentée du MoMA en 1974. Ce n’est que quatre ans après la dernière parution de Karasu dans le magazine japonais que Fukase publia ce qui devint, selon plusieurs, l’un des livres photographiques les plus réussis des dernières décennies.

La nature fuyante des corbeaux donne au livre un ton énigmatique. Le mouvement continuel des oiseaux mêlé aux images captées pendant les déplacements de l’artiste participent à l’évocation impressionniste et hypnotisante d’un monde froid où la distance entre les êtres semble incommensurable. On devine ici et là, au cours du voyage, les silhouettes des contemporains de l’artiste, qu’il représente comme les fantômes d’une société impersonnelle. Celle-ci, par moment, semble envahie par des escadrons de corbeaux, volant en direction des villes et villages du pays. Une image sombre dans une époque d’après-guerre. Malgré tout cela, on plonge sans retenue dans l’oeuvre de Fukase, se laissant porter par le rythme brillamment composé de la séquence des images.

Finalement, on doit souligner le geste important de l’éditeur Michael Mack qui assure, par la réédition de cet ouvrage, la pérennité de l’oeuvre dans sa forme la plus connue, soit celle du livre. Si les tirages des artistes trouvent dans les institutions muséales une place de choix qui en assure la conservation, le livre est pour sa part un objet dont l’existence est souvent éphémère. Destiné à rendre publique l’oeuvre d’un artiste, le livre s’immisce avant tout dans l’espace privé de celui ou celle qui le possède. Ainsi, même si la plupart des grandes institutions détiennent dans leurs collections un nombre important de livres de photographies, c’est avant tout par son accessibilité au public que le livre peut réellement remplir son rôle de véhicule de diffusion culturelle. On ne peut donc qu’applaudir cette initiative qui permettra à de nouvelles générations de découvrir au travers de Ravens toute la force d’évocation et la puissance communicante des suites d’images, mises en pages par ceux qui en ont fait l’histoire.

 

Louis Perreault est photographe, enseignant au Cégep André-Laurendeau et co-directeur des Éditions du renard, une maison d’édition spécialisée dans les livres de photographies.

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