[Automne 2017]
video ergo sum
Galerie nationale du Jeu de Paume, Paris
Du 14 février au 25 mai 2017
Par Michèle Cohen Hadria
Si l’on n’arpentait pas sciemment l’espace, comme le fit avec belle assiduité Peter Campus dans les années 1970, celui-ci se laisserait-il seulement percevoir ? En effet, impalpable comme l’est le temps, l’espace se définit dans le champ du vivant telle cette dimension intangible et inachevable.
Suivant des combinatoires planifiées et des itinéraires exactement calculés, Campus s’attache, lui, à travailler au corps cet espace. Et celui qui lui semble le plus accessible est celui de son atelier (Double Vision, 1971). Approchant de l’objectif jusqu’à paraître flou, il y opère des réglages instantanés qui seront partie prenante de l’œuvre. Cette réflexivité héritée du modernisme n’est pas finalisée à elle-même, car elle ouvre sur des variables autrement aléatoires.
Mais dans Kiva (1971), Optical Sockets (1972-1973) ou Anamnesis (1973), l’espace devient le lieu d’une probation collective, via un enregistrement vidéo en circuit fermé de visiteurs, qui se muent ainsi en acteurs. Interactive, l’œuvre d’ailleurs ne serait rien sans eux. Captivés par d’aussi ludiques invitations, nous n’y croisons pas cependant notre individualité. Notre apparence n’y coïncide pas davantage avec une laiteuse réplique de nous-mêmes qui redouble nos gestes avec cette indifférenciation propre aux vidéos de surveillance – précisément privées de viseur. Le spectateur n’y est pas libre non plus. Au plus, orbitera-t-il latéralement, comme magnétiquement repoussé vers les bords du champ (Optical Sockets). Nous ne sommes que fantômes interchangeables en ces installations vidéo où nos subjectivités et nos constructions individuelles ne sont guère en jeu. Au reste, dès notre entrée dans son aire emplie de capteurs, Kiva semble ne faire que traverser les irradiants détourages de nos ombres à la fois indispensables et superfétatoires. Les miroirs giratoires de son robotique totem survolant en effet les entraves passagères de nos têtes auréolées et tronquées, comme pour répondre à une révolution autrement essentielle.
Dans Anamnesis, je me surprends à scruter ma propre apparence, quand j’aperçois, non loin de moi, une femme et un garçon replet observer, avec un sourire et une attention zen, leurs spectres diaphanes à jamais dissociés (Interface, 1972). C’est que l’artiste a pris soin de coupler la source spéculaire et l’enregistrement vidéo en direct de leur image inversée, projetés sur une unique surface opaque. Telles ces cartes à jouer, partageant leurs sosies archétypaux entre haut et bas, nos reflets jumeaux en font de même, mais de gauche à droite. Nous ne savons plus dès lors ce qu’est la droite, ce qu’est la gauche, ce qui s’inverse ou se renverse. Me sentant presque transparente, j’en ressens un léger tournis et quitte la salle. À mon retour, des jeunes s’évertuent en d’aimables pitreries face à ce qu’ils prennent pour de vastes égoportraits, quand je me vois traverser le fond de la pièce, précédée et suivie de mon double…
Si Peter Campus a consacré sa vie entière à la vidéo (malgré une éclipse très révélatrice de son authenticité), c’est que celle-ci lui a semblé offrir une phénoménologie spatiale impensée, capable de s’augmenter à travers des installations complexes (chose impensable avec le dispositif cinématographique). L’artiste, dont le visage semble de façon évidemment fortuite à la fois contemporain et si antique, entend maintenir celui-ci vide d’expression tel le vecteur instrumental d’un paysage exclusivement perceptif. Même impassibilité, quoique attentive, lorsqu’il se change en artificier à lunettes noires testant, par l’insertion de calques glissés sur l’objectif, les chromatismes fondamentaux de sa propre image (R-G-B, 1974).
Or, une dimension plus existentielle, que la spatialité radicale des premiers travaux avait jusque-là occultée, va se faire jour. L’importance donnée au visage dès les premières œuvres, conduira insensiblement Peter Campus vers une destination imprévue. Tout commence, semble-t-il, au moment où, en gros plan sur un fond quasi métallique, un acteur aux yeux de braise observe une fixité soutenue, concentré qu’il est sur la pensée de sa finitude (Head of A Man with Death in His Mind, 1977-1978). Cette cruciale méditation se répercute la même année dans un Polaroïd en noir et blanc où une mélancolique physionomie se pétrifie en masque grec (Untitled Woman’s Head en 1978) puis avec Untitled (Man’s Head) en 1979.
L’artiste reviendra à la vidéo en 1996, moins comme l’explorateur méthodique des débuts que comme un marcheur libre. On déduit en effet, en contemplant ses diapositives de pierres et de galets qu’il agrandit et projette en constellations, l’homme simple et profond qu’est très certainement Peter Campus (Murmur, Transient, Inside Out, Half-life, exposés en 1987). De même, dans une œuvre telle convergence d’images vers le port1, créée spécialement en 2016 pour cette exposition, il propose, sur les quatre murs d’une salle, des projections alternées du port de Pornic suivant d’incessants fondus enchaînés allant de la couleur vers un noir et blanc final. Ces vues très silencieuses prises aux heures de marée basse, révèlent une lenteur, un sens de l’attente et une sensibilité aux stases propres à un véritable observateur.
Au vu de ces travaux axés tant sur un monde marinier, laborieux, que sur la statuaire de paysages naturels, on imagine aisément l’artiste arpentant, lors de son exil volontaire, rivages, forêts, sites portuaires et sites industriels. Cette tension vers une spatialité qu’il explore sans cesse aura donc abouti à une osmose avec la Nature dont l’artiste ressent le puissant potentiel vibratoire. Là où une spatialité phénoménologique (ou artificielle, via la vidéo) cèle leur énergétique spécifique, l’inertie des pierres et des sites n’aura fait que secréter un plus profond foisonnement…
C’est cette ample trajectoire, allant de l’analyse méthodique de mouvements spatiaux, sensoriels et cognitifs, à la cristallisation de psychés en masques tragiques, puis de la dilatation d’un horizon marin (a wave, 2009) à une éblouissante grange auto-irradiante (a barn at north fork, 2010), qui aura conduit Peter Campus à identifier, dans ce monde d’objets situés comme en celui du règne minéral, d’aussi immobiles et paradoxales gravitations.
Michèle Cohen Hadria collabore à diverses revues, dont artpress (Paris), Ciel variable, ETC (Montréal), N. paradoxa, Third Text (Londres). Elle s’intéresse actuellement aux pratiques artistiques du Sud.