Alain Laframboise, Le regard du spectre – Florence Chantoury-Lacombe

[Hiver 2018]

Par Florence Chantoury-Lacombe

L’exposition Les derniers caprices à la Galerie Graff1 est un parcours d’ensemble de l’œuvre d’Alain Laframboise marqué par d’extraordinaires résonances pour ceux qui ont abordé une réflexion sur les pouvoirs de la représentation avec l’artiste-historien de l’art. Comment ne pas voir un testament visuel dans les trois dernières photographies exposées alors que l’on y retrouve tous les dadas d’Alain Laframboise ? Dada, oui, comme dadaïste, qualificatif que l’on appliquera à cet artiste, historien de l’art et photographe. Dada, c’est aussi un sujet qui intéresse, une idée fixe qui revient en tête, caprice, passe-temps, violon d’Ingres, lubie, toquade ou marotte.

Alain Laframboise a fait de sa réflexion sur la représentation son principal moteur de recherche artistique et cela, à travers l’œuvre de Bronzino et plus particulièrement l’une des images les plus énigmatiques de l’art occidental, L’allégorie de l’amour. Voilà bien la première lubie de l’artiste ; combien de fois à travers ses cours et séminaires n’a-t-il abordé la question de cette image sophistiquée ? Esthétique précieuse, l’amour sensuel incarné par la Vénus terrestre se retrouve au centre de la dernière série d’Alain Laframboise. Deux collages ont été créés avec des étiquettes et la troisième a été réalisée à partir de confettis, gommettes prélevées dans des revues d’art. Dans l’une, tel un collectionneur de visages de l’art occidental, l’artiste découpe des portraits dans des revues d’art ; pour un autre, il a produit des petits cercles colorés avec une perforeuse et les a collés un par un pour obtenir les couleurs et la texture du collage ; tel un ouvrage pointilliste ou une mosaïque, ce collage a été numérisé et agrandi. Une autre toquade d’Alain Laframboise consistait à collectionner les petites étiquettes de fruits et légumes. Ce code international PLU (Price Look Up) donne un numéro d’identification à chaque fruit et légume. Rebus, nature morte par métonymie, l’étiquette colorée devient mosaïque dans deux compositions exposées à la Galerie Graff. Une abondance de détails dans laquelle la technique du collage s’oppose aux quadrillages contrôlés, un objet du quotidien utilisé dans une ironie inventive qui subvertit tous les contenus. L’un des photomontages est inachevé, c’est le plus énigmatique. De nouveau, ce double visage de Vénus et Cupidon et, en périphérie, des petits médaillons collés qui racontent une nouvelle histoire de détails. De la pomme de la discorde au rapprochement des visages de la mère à l’Enfant ou de la Pietà, le parcours du regard s’achève par le meurtre du fils par le père avec les visages de Saturne dévorant ses enfants et d’Abraham tuant son fils. Une lecture psychanalytique rapide y percevrait un rapport familial torturé, pourtant, si l’on revient au mouvement Dada, la phrase de Tristan Tzara sonne étrangement bien ici. « Dada ne signifie rien2 ». C’est absurde par lequel l’esprit humain tourne en dérision ce à quoi croyait la société d’hier, une manière d’éreinter la sur-interprétation des iconographes.

Décédé en 2016, Alain Laframboise a débuté par des mises en scène à l’intérieur de boîtes de volumes variés. Il a élaboré une réflexion fine autour des dispositifs figuratifs à partir de boîtes, de compositions en perspective, de décor de théâtre, de chambre noire. Mais c’est surtout la proximité formelle entre les œuvres d’Alain Laframboise et les ouvrages de perspective : le velo d’Alberti, la pyramide visuelle qui mettent au jour un questionnement autour du champ figuratif de la Renaissance et une critique ironique de l’art académique. En dehors de la tradition des perspecteurs et sans adopter une position similaire à celle des auteurs néoplatoniciens de la Renaissance recherchant des principes d’unité et de totalité, la logique et les hiérarchies sont démontées pour libérer la spontanéité individuelle. Avec le photomontage, Alain Laframboise affirme la photographie comme un lieu d’images ambiguës et pointe la virtuosité de l’illusion. Le photomontage et les collages permettent de sortir de toute forme de spécialisation et de séparation des différents domaines artistiques. Échanges et glissements entre diverses techniques sont des jeux conceptuels, présents à la galerie Graff, avec les photographies de projection de diapositives sur des maquettes. La diapositive est une projection d’une scène tridimensionnelle par son objet en deux dimensions, sur un objet en trois dimensions, la maquette. Manipulant une inversion des procédés de perspective, c’est le discontinu, le superposable et l’interchangeable qui se dégagent dans ces collages visuels.

L’exposition présente des œuvres inédites comme les quatre dessins dits Les pleureurs et les dessins à l’aveugle. Les « dessins sans dessein » comme il nommait lui-même ces jeux et caprices de lignes sont des dessins à l’aveugle réalisés sur des pages de programmes de télé, improvisés devant un écran. Regardant d’autres images que celle qu’il est en train de réaliser, l’artiste s’aiguise à la notion de disegno telle qu’elle était entendue par les auteurs de traités artistiques de la Renaissance. En même temps tracé, ligne et idée, conception, le disegno des Italiens identifie le contour manuel et l’invention de l’esprit. Démarche résolument libertaire, les dessins à l’aveugle suppriment la valeur conceptuelle du disegno. L’artiste produit alors une image réelle sans existence qu’il conçoit comme une métaphore de l’identité, de la « fragilité de nos contours ». Les photographies d’Alain Laframboise se chargent de l’énigme d’une absence à laquelle elles doivent leur sens le plus profond. Peut-être pouvons-nous parler d’une « hantologie » visuelle, une science de la hantise à la manière de Derrida3. Il n’entre pas dans l’esprit de l’artiste de nous faire croire aux fantômes ou de nous en faire voir.

Les figures d’Alain Laframboise sont aux prises avec des hantises, sont habitées par des êtres perdus ou des choses absentes. Le spectral ou le fantomatique sont la structure fondamentale de la réalité. Telle est la série de cinq photographies d’objets disposés devant des livres dans des bibliothèques vitrées. Une façon de nous rappeler qu’être là c’est déjà toujours être ailleurs, qu’être soi c’est déjà toujours être un autre. C’est « L’art des autres images », une expression du théoricien de l’art Cesare Ripa qu’Alain Laframboise relevait4. Le spectre dispose du droit de regard absolu, il nous regarde mais nous ne pouvons le voir.

Lors du vernissage, un projet musical et numérique a été présenté : le Requiem de Louis Cummins et du compositeur Charles-Xavier Fecteau. De la musique acousmatique réalisée à partir de musique électro acoustique, de musique instrumentale et de chant religieux, cette « musique à l’image » développe l’imagination et la perception mentale des sons. Cette musique primordiale, poétique est accompagnée de savantes superpositions d’images créées par Louis Cummins. De la possibilité d’un orage dans un paysage lacustre hivernal à une accélération d’images urbaines en passant par une forêt brumeuse, cette danse des images nous conduit aux procédés artistiques d’Alain Laframboise. Une composition visuelle qui transforme le monde de l’artiste en archives d’images. Une danse des images, le Butô, la danse des ténèbres inventée pour communiquer avec les ténèbres. Comme s’il s’agissait ici de revenir au spectre, à cette incorporation paradoxale où l’on identifie une forme phénoménale et charnelle de l’esprit. Du disparu dans l’apparition, nous courons à sa poursuite, mais nous devons, désormais, nous satisfaire de le posséder seulement à travers les images.

1 L’exposition s’est tenue du 25 mai au 23 juin 2017. Commissaires : Louis Cummins et Karl-Gilbert Murray.
2 Tristan Tzara, « Manifeste Dada 1918 », revue Dada, no 3, Zurich, décembre 1918.
3 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 2006. Ouvrage consacré à la reconnaissance de l’héritage du marxisme et élaboré autour d’une notion philosophique qui s’entend avec les termes de « spectre » ou de « fantôme ». Derrida s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles la plupart des systèmes philosophiques refusent de telles constructions conceptuelles.
4 Il soulignait que, pour Cesare Ripa, l’auteur de Iconologia, les images dont il traitait « étaient faites pour signifier une chose différence de ce que voit l’œil », p. 297. Dans cet article, Alain Laframboise propose de lire les portraits de Bronzino comme s’il s’agissait de lire des images symboliques et des allégories. Laframboise Alain (1995) « Les Portraits Emblématiques de Bronzino, aux Marges des Pratiques Symboliques Consacrées dans les Arts Visuels », A.T. Tymieniecka (dir.) The Elemental Passion for Place in the Ontopoiesis of Life. Analecta Husserliana (The Yearbook of Phenomenological Research), vol 44. Dordrecht, Springer, p. 297–317.

 

Florence Chantoury-Lacombe est critique d’art et enseignante en histoire de l’art, spécialiste de l’art de la Renaissance italienne. Ses intérêts touchent les relations entre les arts et les sciences (Art et médecine – Art et changement climatique). Elle a publié, aux Éditions Hermann, Peindre les maux. Arts visuels et pathologie XIVe –XVIIe siècle et prépare actuellement une exposition à Paris en tant que commissaire sur une collection de dessins d’enfants réalisés dans le contexte de la Première Guerre mondiale.

[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]

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