[Hiver 2018]
Alors que la Presentation House Gallery se métamorphose en Polygon Gallery, sa commissaire Helga Pakasaar, qui occupe le poste depuis 2003, réfléchit aux changements qui touchent les institutions et les pratiques artistiques vancouvéroises. La nouvelle galerie est située au bord de l’eau près du quai Lonsdale, dans le quartier de North Vancouver, avec vue sur le centre-ville, de l’autre côté du port. Le resplendissant bâtiment d’une superficie de 2 323 mètres carrés, conçu par l’agence Patkau Architects, est doté d’une toiture distinctive à redents ; en porte-à-faux au-dessus d’un grand hall lumineux où seront installés une boutique et un café, l’étage des expositions offre un espace pour la galerie et les réceptions. L’ambitieuse exposition inaugurale, N. Vancouver, conçue par le directeur Reid Shier, commence en novembre et présente des oeuvres d’artistes de la région, certaines commandées pour l’occasion. J’ai posé quelques questions à Helga pour savoir ce qu’elle pensait du potentiel du nouveau musée et de son superbe emplacement.
Une entrevue par Karen Henry
KH : La Polygon Gallery fait partie de ces établissements récemment construits ou qui ouvriront leurs portes au cours des prochaines années – je pense à l’Audain Gallery à Whistler, la Vancouver Art Gallery redessinée, dont on espère voir débuter la construction l’année prochaine, et on parle même d’une nouvelle Contemporary Art Gallery. Comment la Polygon Gallery s’inscrit-elle dans ce panorama ?
HP : Nous sommes les premiers de la série et c’est nous qui donnons l’exemple – que ce soit dans l’atteinte de nos objectifs ou dans la façon dont nous entamerons le prochain chapitre de l’histoire de cette institution, attendue depuis longtemps. Pour ce qui est du « réseau de la culture », nous avons pris notre position par rapport à Vancouver – littéralement en face de la ville. Ce n’est pas que nous étions mal situés, mais nous étions un peu déphasés à cause de la mauvaise visibilité de l’ancien emplacement. Alors que nous attirerons dorénavant des visiteurs qui étaient peut-être nos voisins et l’ignoraient. Ce nouveau musée est également une sorte de manifeste culturel et politique : il affirme que les galeries jouent un rôle primordial dans la vie sociale et culturelle. Nous avons toujours considéré que nous faisions partie de la sphère des arts visuels du Lower Mainland, mais maintenant tout cela est beaucoup plus tangible si l’on considère notre emplacement et la diversité des expositions et des programmes éducatifs, ou toutes sortes d’autres activités que nous pourrons organiser et qui nous permettront de nous développer et de grandir.
KH : Je crois comprendre que vous comptez garder l’orientation vers les arts photographiques et multimédias. Je suis curieuse de savoir comment, selon vous, votre nouvel espace influencera la nature des futures expositions, en particulier dans un contexte où la photographie est omniprésente de nos jours avec les cellulaires et autres gadgets électroniques, et se propage partout sur Internet.
HP : La Polygon Gallery est très certainement un établissement plus spécialisé qui nous permet d’être plus ambitieux – et je ne parle pas seulement d’équipements plus adéquats, mais aussi de l’augmentation des ressources humaines et financières qui nous permettent de travailler sur des projets en faisant abstraction de l’architecture. Si l’on pense à notre historique en lien à la culture de l’image – j’aime bien cette expression – il va de soi que le numérique devra demeurer présent, en accentuant son interactivité. D’ailleurs, certains des projets sur lesquels nous travaillons feront partie de notre première application Web.
Pour ce qui est de la façon dont le lieu définira ce que nous exposerons, aucun mur permanent ne divise l’espace principal d’exposition, car nous envisageons de modifier celui-ci en fonction des différents genres d’œuvres exposées, de l’adapter aux photographies historiques de petite taille comme aux installations multimédias de grand-format. Nous avons réfléchi longuement pour faire de ce lieu d’exposition un endroit polyvalent. Je crois toutefois que le musée conservera son orientation actuelle, non seulement parce qu’elle fonde son identité, mais parce qu’elle constitue l’accomplissement dont nous sommes le plus fiers. Et compte tenu de la manière dont la photographie a évolué pour devenir autre chose qu’un « art mural », je crois que nous exposerons ici beaucoup d’œuvres qui ne seront pas qualifiées de « photographiques » ou de « multimédias ». J’ai l’impression que de nombreuses œuvres contemporaines rejettent ces appellations centrées sur le medium. J’imagine donc qu’un autre vocabulaire nous aidera à définir ce vaste mandat qui est d’interpréter la culture de l’image. Puisqu’une de nos forces est d’avoir réussi à tirer de l’oubli des documents photographiques qui étaient voués à disparaître, ou que les gens avaient oubliés, il est probable que nous continuerons à nous intéresser à l’interprétation de l’histoire des œuvres d’art produites grâce aux appareils photo.
KH : Vous avez donc l’intention de garder cette orientation photographique ?
HP : Les artistes contemporains travaillent de tant de manières différentes… La photographie n’est plus qu’une facette parfois invisible de leur œuvre ; c’est donc un terrain assez vaste. La publication de livres de différents formats a fait une partie de notre succès depuis nos débuts, des différentes monographies en passant par les livres d’artistes – qui sont des œuvres à part entière –, et je crois que cet aspect sera conservé. Il est intéressant qu’on en revienne au rôle du livre ; c’est une partie importante du processus de beaucoup de photographes contemporains. Voilà peut-être notre défi : interpréter avec du recul l’impact de la photographie sur tous les arts, réagir positivement aux événements passés et présents, et prévoir les chemins qui seront pris. C’est tout un défi, car les discours récents sur la photographie dans l’ère numérique concernent les nouvelles formes, un phénomène important auquel il faut réagir, que l’on doit explorer et pour lequel on doit s’efforcer de rester à jour. Tout cela est un travail en devenir, et la direction que nous suivrons nous permettra d’attirer un nouveau public.
KH : Je repense à c. 1983, une exposition que vous avez conçue qui se situait au moment où la photographie cessait d’être seulement un art mural et commençait à revêtir différentes formes. Au sujet de certains changements qui touchent la culture de l’image, si vous deviez faire une exposition appelée c. 2018, à quoi ressemblerait-elle ?
HP : Même si c. 1983 se positionnait dans un contexte particulier, c’était une exposition qui reprenait ce qui se faisait en d’autres endroits alors que le médium, d’une certaine manière, était en pleine explosion. Une présentation contemporaine devrait accepter les images qui ont une existence immatérielle et les œuvres qui au contraire mettent en évidence leur matérialité – la matérialité du processus de création des images est un aspect important de l’art photographique de nos jours. Et elle devrait aussi montrer qu’une photo seule n’a pas vraiment tout son sens en ce moment, compte tenu de la façon dont nous faisons l’expérience des images et de la façon dont les artistes travaillent avec cette multiplication des images dans le domaine du numérique. Donc je dirais que les interrelations, les échanges, me paraissent importants. Ce n’est pas que l’image seule a perdu son pouvoir d’évocation, son mystère, mais les artistes contemporains travaillent avec des assemblages de photographies. Alors spontanément je dirais que ça serait assez éclectique comme exposition, avec des images en mouvement comme il y en avait dans c. 1983, où on verrait les différentes approches, de l’hypermatérialité à l’immatérialité, et qui révélerait les dessous des méthodes de production, par exemple celles des nouvelles technologies.
KH : Jusqu’à retourner aux anciennes technologies comme le risographe ?
HP : Les technologies analogiques font en effet un retour remarqué. Nos artistes locaux – qu’ils aient une formation de photographes ou non – savent ce que signifie prendre des photos avec un appareil, car ça fait partie intégrante de notre histoire, on l’enseigne dans les écoles, et lorsqu’ils choisissent une approche plutôt qu’une autre, ils le font très consciemment. Le retour aux vieilles techniques d’impression et à des technologies anachroniques, ou la création d’images latentes qui ne surgissent jamais vraiment, tout cela est réfléchi. J’entends souvent des artistes parler de la célèbre « école de Vancouver » et de leurs positions par rapport à celle-ci – ce qui veut habituellement dire aller à l’encontre de ses enseignements.
KH : Pouvez-vous nous parler de ce que vous préparez pour ce tout nouvel espace ?
HP : En ce moment, de nombreuses décisions doivent être prises, mais je peux vous confier que je travaille sur une exposition qui mettra en avant les arts médiatiques, comme on les appelle. Et Reid travaille en collaboration avec un artiste contemporain dont les photographies sont liées aux sculptures qu’il fait et aux limites de l’espace. Nous commençons à peine à nous familiariser avec l’endroit, à le découvrir, et nous apprenons à le voir – comme les artistes le font – comme une scène. Bien que cet espace ne soit pas neutre, il ne nous impose pas les contraintes des trois petites salles de l’ancien musée et on s’y sent dans une aire ouverte qui nous donne des idées pour la création de toute une représentation. Nous sommes bien sûr toujours intéressés par les photographies accrochées aux murs, et pas que par les grands formats. Un des avantages que nous avons avec ces nouvelles installations est que nous pouvons accueillir plus facilement des expositions de galeries qui nécessitent un environnement contrôlé. Ça nous donne la chance de présenter des expositions d’œuvres historiques et contemporaines.
KH : Il est rassurant de savoir que vous n’abandonnez pas vos recherches de photos historiques, car quelques-unes de vos expositions ont fait ressurgir des artistes plus ou moins oubliés.
HP : Je crois que si certains de ces projets devaient être refaits ici, nous les présenterions différemment. Ce concept de « photographies locales retrouvées » ne s’applique plus comme avant, surtout en regard de ce qui est accessible sur Internet. Nous avons toujours voulu aller au-delà des modèles conventionnels de la photographie. Miroslav Tichý et Claude Cahun, par exemple, ne faisaient pas partie de l’histoire de la photographie jusqu’à ce qu’on les « découvre » il n’y a pas si longtemps. Je crois donc qu’avec l’accessibilité des informations, ce concept de « modèle » a, heureusement, été chamboulé. Nous avons toujours montré de l’intérêt pour les photos qui ont d’autres fins, ou qui sont faites pour des raisons autres qu’artistiques, et nous avons continûment donné à des archives photographiques éclectiques de nouvelles interprétations – ce qui, encore une fois, est en lien avec le nombre d’artistes qui travaillent les images. Vous voyez, c’est donc probablement moins remarquable que ce l’était de dépoussiérer Foncie [Foncie Pulice est une photographe de rue des années 1940 à Vancouver].
KH : Combien d’expositions organiserez-vous chaque année dans le nouveau bâtiment ?
HP : Trois ou quatre. Mais il est possible que nous ayons une exposition de plus petite taille qu’une autre ou qu’elles alternent à différents rythmes, ou qu’il y ait même une installation principale au rez-de-chaussée. La beauté de ce genre d’endroit est que l’on peut adapter l’espace au spectateur et lui faire faire des rencontres différentes avec l’art à divers moments, sans avoir de contrainte d’espace. Cela aussi doit être pris en compte dans la façon dont tout devra être synchronisé.
Je n’ai pas utilisé l’adjectif « multidisciplinaire », qui pourtant est de plus en plus associé à l’art contemporain – par exemple une performance comme partie essentielle d’une installation. Je crois qu’en général on sent que les possibilités d’adaptation aux pratiques de l’art contemporain ici sont décuplées ; nous pourrions présenter des expériences temporelles, ou des objets en mouvement, qui n’auraient aucun lien avec la photographie. Et même les films, qui ne seraient plus seulement dans les programmes publics, mais feraient partie intégrante de l’exposition. Je crois qu’il est impératif que les musées et les galeries redéfinissent leur vocation éducative et la notion d’art public. Notre nouvel espace et nos programmes plus complets essaient de répondre de manière inventive à la remise en question de ces notions. Ils montrent aussi comment renouveler notre façon d’organiser une exposition – les choses ne sont plus immobiles, mais bougent, changent de place.
Je crois que les façons de présenter une exposition préconisées par la Presentation House Gallery étaient par certains aspects expérimentales. Peut-être moins en ce qui concernait les expositions de photographie historique, mais même dans la manière dont nous abordions les techniques traditionnelles, nous nous posions sans arrêt la question : « Qu’est-ce qui est mis en scène pour le spectateur ? » Et cette approche devrait nous orienter maintenant plus que jamais. Parfois les artistes amènent des pistes de réflexion ; et qui sait dans cinq ans ce que seront nos défis ! Traduit par Mathias Lessard
Karen Henry est commissaire, auteure et éditrice à Vancouver où elle travaille pour le Programme d’art public.
[Numéro complet, en papier ou en numérique, disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]