Janie Julien-Fort, Faire rouler la machine | Les paysages éphémères – Christian Roy

[Printemps-été 2018]

Faire rouler la machine
Galerie d’art photo Castiglione, Montréal
Du 11 octobre au 11 novembre 2017

Les paysages éphémères
Galerie d’art Outremont, Montréal
Du 7 décembre 2017 au 7 janvier 2018

Par Christian Roy

Diplômée de l’UQAM en 2013, Janie Julien-Fort est notamment récipiendaire pour 2017 du Prix de la Relève en photographie de Montréal, initié en 2015 par le Cabinet, centre d’artistes autogéré de production photographique au CA duquel elle a siégé, et décerné en collaboration avec Occurrence, espace où elle bénéficie cette année d’une exposition solo : L’Amorce. Ses deux expositions de l’automne 2017 mettaient en lumière – littéralement – les pôles opposés d’une pratique de la photographie comme exploration des conditions matérielles et de la phénoménologie de l’émergence temporelle de l’image sur support analogique. Julien-Fort prend ainsi le contrepied tant du moment décisif de la photographie d’art que du moment quelconque de sa pléthorique vulgarisation numérique, par son attention artisanale aux traces lumineuses de l’inscription du cours du temps et de l’ampleur de l’espace sur la tranche représentative toujours unique d’une surface photosensible.

Si à Outremont celle-ci enregistrait impersonnellement le monde extérieur d’un seul tenant, de la plus immédiate proximité aux lointains cosmiques, à la Castiglione, le regard photographique était retourné vers l’intérieur du mécanisme automatisé de son développement, avec lequel l’artiste interférait délibérément en l’ouvrant à la lumière en cours de traitement.

Il entre donc une grande part d’imprévisible dans les photogrammes du corpus de Faire rouler la machine, dont seuls deux ou trois évoquent encore les classiques précédents en noir et blanc de Moholy-Nagy ou de Man Ray. Il s’agit en effet de photogrammes à développement chromogène, dont les vives couleurs (tiraillées entre les extrémités du garance et de l’indigo) contribuent à l’effet immersif d’accumulations de bandes de pellicule surprises en pleine évolution dans les rouages de leur traction, grêlées de bulles en leur état fluide et parcourues de lueurs spectrales. Ces rubans colorés semblent parfois avoir été repassés au métier sous des angles perpendiculaires ou obliques, dont l’effet de tissage peut rappeler le travail de Richard Kerr sur des pellicules de cinéma mises en boîtes lumineuses. Celui de Julien-Fort aussi évoque des tartans, mais surtout des ceintures fléchées, régulièrement ponctuées de perforations et de franges « laineuses » nouées en V, comme quelque tissu grossier tressé de rais de lumière cisaillant leur matière.

Au-delà d’effets de texture et de coloris dans le cadre pictural de chacun de ces photogrammes, leur disposition dans l’espace d’exposition met en scène les dimensions ontologiques du médium. On y est ainsi plongé comme pellicule en émulsion devant Écrans (1 à 9), dont le carré suggère l’immersion dans un milieu aqueux strié d’algues bleues, en même temps que ses cadres discrets nous tirent de la fascination de l’aquarium vers la conscience du moment propre à chaque cliché. La séquence des moments discontinus qu’enchaîne une pellicule ressort du dispositif horizontal de Balayage, série de neuf cadres alignés comme en prises de vue d’un même rideau de perles ondoyant. Mais surtout, trois bandes striées comme des relevés spectroscopiques sont étirées sur le mur du fond d’une galerie latérale, dont une se prolonge jusqu’au plafond et au rouleau dont elle est tirée alors qu’elle pend librement près du sol à son autre extrémité, reproduisant des conditions de laboratoire ou de chambre noire. Du coup, c’est le déroulement même du temps qui est évoqué par celui d’une mince bande d’impressions avec un début et une fin, comme la vie. Qui plus est, une autre de ces bandes verticales de stries spectrales horizontales, coupée au bout du rouleau, repose sur la tranche et un piédestal, couleurs vers l’intérieur, relâchée en spirale qu’accentue sa largeur inégale, en diminuendo vers l’extérieur. Ce continuum fini, arbitrairement inachevé, fait en même temps signe vers l’infini avec ses airs de tour de Babel. Le temps et l’espace y tiennent en une bobine nonchalam-ment posée, reproduisant l’enroulement et le déroulement des pellicules, ces filets de lumière et d’existence qu’elle réfléchit aux quatre dimensions du corps mortel.

C’est en revanche aux dimensions du cosmos que s’ouvrent les petites boîtes rondes de pellicule ou de piroulines, percées pour les transformer en sténopés, que l’artiste a installées par centaines à Montréal et Laval pour capter ses Paysages éphémères de Chantiers sous surveillance. Ce projet, mené de juin 2015 à mars 2016 sous l’égide des centres d’art DARE-DARE et Verticale, suivait un protocole conceptuel élaboré de documentation de sites urbains en transformation. Suivant le calendrier officiel des travaux, il les répertoriait géographiquement en latitude et longitude à six décimales près sur Google Map et dans les titres de ces prises de vue par solargraphie étalées sur plusieurs mois, durant lesquels ces caméras de fortune étaient exposées non seulement à la lumière changeante, mais aux intempéries et autres interventions intempestives au gré des éléments et à la merci des passants.

La force viscérale du résultat exposé éclipse cependant tout commentaire social dans ces vues vides de tout sujet d’un monde rendu désert par l’usure du temps, livré à ses outrages comme un amas de bulles reflète un instant l’étendue d’un naufrage à la mesure de l’univers. Elles radicalisent les Révélations anticipées (Centre Elgar, Île-des-Sœurs, début 2016) de clichés décolorés, vestiges futurs de notre présent relégué au passé par la prévisible extinction de l’humanité. C’est ici le paysage en tant que tel qui se montre éphémère à la lumière de notre étoile dont le cours se grave au ciel en mille-feuilles zigzagant, tsunami de néons en arc électrique surplombant la grisaille poudreuse de ruines en gestation le long d’artères écartelées en boomerang, lui faisant écho dans ces panoramas à foyers multiples. À ces lumières lointaines, certaines d’origine indiscernable suggérant galaxies et nébuleuses, se superposent les éclairs de mouvantes sources terrestres lacérant la scène, ainsi qu’au premier plan grumeaux et filaments, telles les impuretés de surface d’un globe oculaire. Leurs constellations entremêlent les différentes échelles et textures du visible, du microscopique au macrocosme, passivement embrassés d’un même coup d’œil exorbité. La trouée obscène de son obscur recès révèle ainsi en un sublime raccourci le mystère dont l’image photographique a la garde : celui de l’Ouvert du monde advenant objectivement à la conscience comme trace sensible de la clairière de l’Être.

Christian Roy, historien de la culture (Ph. D. McGill, 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983–1997, http://viceversaonline. ca/) et Vie des Arts (2010-), il a aussi publié dans Ciel variable, Esse et ETC. Il est membre du conseil d’administration de l’Espace Cercle Carré dans le Vieux- Montréal.

 
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Janie Julien-Fort, Faire rouler la machine – Christian Roy ]